La pensée sceptique scientifique

« Le scepticisme valorise la méthode au-dessus de toute conclusion particulière. »

Steven Novella.

Après avoir présenté l’émergence du Comité Para en Belgique et la pensée fondatrice de Paul Kurtz aux États-Unis, ce billet cherchera à en observer des découlés contemporains. Quatre exemples vont ici servir à commencer d’explorer le sujet : deux anglophones (The Skeptics Society et The New England Skeptical Society) et deux francophones (Les Sceptiques du Québec et Bunker D).

The Skeptics Society
 

The Skeptics Society est une association sceptique scientifique aujourd’hui à portée internationale et éditrice de la revue Skeptic. L’association a été fondée en 1992 par Michael Shermer. De son ouvrage Why People Believe Weird Things: Pseudoscience, Superstition, and Other Confusions of Our Time, paru en 1997 puis révisé en 2002, est tiré le Skeptical Manifesto de l’association.

Ce Manifeste Sceptique s’attèle notamment à définir sa pensée comme une combinaison d’un scepticisme et d’un rationalisme, puis à traiter du lien entre le scepticisme rationnel et les sciences.

En combinant sa conception du sceptique qui est défini comme « One who doubts the validity of what claims to be knowledge in some particular department of inquiry. », et de ce qui est rationnel en tant que « A statement of some fact employed as an argument to justify or condemn some act, prove or disprove some assertion, idea, or belief. », le manifeste de la Skeptics Society propose de définir le tenant du scepticisme scientifique comme un sceptique rationnel : « One who questions the validity of particular claims of knowledge by employing or calling for statements of fact to prove or disprove claims, as a tool for understanding causality. »

Le sceptique scientifique serait celui qui, sans douter de la possibilité de connaitre en elle-même, questionne la validité de certaines affirmations, en demandant des faits pour prouver qu’il s’agit de connaissances, ou en présentant soi-même des faits pour remettre en cause les affirmations. Le sceptique demande qu’on lui montre, qu’on lui prouve. Même avant de se pencher sur les explications d’un phénomène, il convient de s’assurer de son existence. Le sceptique doit aussi être capable de douter de lui-même, sans compter uniquement sur la critique organisée du groupe. Il ne cesse jamais de rechercher la connaissance. Si le terme rationalisme est mis en avant, on note néanmoins davantage d’insistance sur l’importance de l’observation et l’expérience.
 

Objectifs de la Skeptics Society

La Skeptics Society est une organisation scientifique et éducative à but non lucratif dont la mission est :

  • D’engager les meilleurs experts dans l’investigation du paranormal, de la science marginale, de la pseudo-science et des revendications extraordinaires de toutes sortes.
  • De promouvoir la pensée critique et de servir d’outil éducatif pour ceux qui cherchent un point de vue scientifique solide, en espérant contribuer à la curiosité de tous les individus tout au long de leur vie.
  • De collaborer avec des experts de premier plan dans leur domaine – scientifiques, universitaires, journalistes d’investigation, historiens, professeurs et enseignants.
The New England Skeptical Society
 

Steven Novella préside la New England Skeptical Society qu’il a fondée en 1996. Dans Skeptic – The Name Thing Again, il propose une définition du scepticisme scientifique (expression qu’il fait remonter à Carl Sagan comme construite pour le distinguer du scepticisme philosophique) qu’on peut retrouver acceptée et reprise notamment par le Skeptics in the Pub de Oxford :

« A skeptic is one who prefers beliefs and conclusions that are reliable and valid to ones that are comforting or convenient, and therefore rigorously and openly applies the methods of science and reason to all empirical claims, especially their own. A skeptic provisionally proportions acceptance of any claim to valid logic and a fair and thorough assessment of available evidence, and studies the pitfalls of human reason and the mechanisms of deception so as to avoid being deceived by others or themselves. Skepticism values method over any particular conclusion. » (Novella, 2008)

Ici le sceptique est présenté comme celui se refusant aux croyances simplement les plus confortables, en y préférant celles validées par des méthodes scientifiques. Les croyances du sceptique sont provisoires et construites selon un examen approfondi des preuves disponibles. Pour le sceptique, la méthode est plus importante que la conclusion, et son scepticisme doit s’appliquer en premier lieu à ses propres croyances. C’est pourquoi il étudie certes les mécanismes avec lesquels autrui peut le tromper, mais aussi les pièges de sa propre raison humaine. Ce scepticisme se porte sur les affirmations empiriques.  
Novella souhaite le développement du scepticisme scientifique en tant que discipline, comprenant à la fois une connaissance des sciences, de leurs méthodologies, épistémologies (en les distinguant des pseudo-sciences), de la logique (pour se prémunir des sophismes), et de la psychologie humaine, avec les limites de ses perceptions et de ses heuristiques de pensée. Bien que sa définition du scepticisme se centre sur le rapport qu’a le sceptique à sa propre connaissance, un but militant et pédagogique est assumé.
 

Objectifs de la NESS

La New England Skeptical Society a été fondée le 1er janvier 1996 en tant qu’organisation à but non lucratif avec les objectifs suivants :

  • Éduquer le public sur les principes et la nécessité du scepticisme et de la pensée critique dans notre société.
  • Examiner les revendications paranormales et pseudoscientifiques en mettant l’accent sur les revendications locales en Nouvelle-Angleterre.
  • Promouvoir des normes d’éducation plus élevées, en particulier dans les domaines de la science et de la pensée critique.
  • Rassembler et diffuser des informations susceptibles d’intéresser les sceptiques.
  • Offrir aux sceptiques un forum pour publier leurs idées et contribuer au dialogue permanent sur les sujets sceptiques.
  • Faire pression en faveur d’une législation rationnelle.

The Proper Targets of Skepticism

Dans cet article, Steven Novella (2004) assume que les sceptiques ont pour objectif d’influencer l’opinion publique concernant le rôle essentiel de la science dans la société, la nécessité d’éduquer à l’esprit critique, et de protéger l’institution scientifique de l’intrusion politique, sociale ou religieuse.
En éduquant sur des croyances paranormales et pseudo-scientifiques, il s’agit aussi d’apporter des informations fiables sur lesquelles pourront se baser les législations et politiques publiques.

S’il faut de fait traiter des sujets importants pour la société contemporaine, les sceptiques traitent d’une large gamme de revendications paranormales et pseudo-scientifiques, qui aussi absurdes puissent-elles paraître, peuvent servir de support à l’enseignement de la logique et de la pensée critique. Quelles que soient nos croyances, nous tendons à tous tomber dans les mêmes biais, illusions, et erreurs argumentatives. De fait, « disséquer les arguments de n’importe quel système de croyance, même les plus stupides, est très utile pour découvrir les erreurs logiques et la nature de la croyance elle-même ». Les croyances bizarres, qui ont en plus l’avantage de susciter la curiosité, servent ainsi de support pédagogique nous préparant aux enjeux ayant plus d’importance sociale.

« Pour les sceptiques, le but est de devenir un meilleur sceptique ». Le sceptiques doit être capable d’expliquer pourquoi certaines croyances ne sont pas susceptibles d’être vraie, en repérer les erreurs logiques les plus subtiles mais aussi en sachant précisément pourquoi elles ne sont pas valables. Comment sinon le distinguer du négateur ou du fanatique ? Le sceptique doit connaitre les sujets paranormaux et pseudo-scientifiques pour pouvoir citer des faits bien référencés.

Le sceptique se concentre sur les sujets qui :

  • ont un impact sur la société ou la vie des individus (créationnisme, pseudo-médecines, etc.)
  • relèvent de croyances très répandues, et dont la déconstruction permet d’illustrer à quel point la mésinformation est courante et ignorée
  • permettent d’escroquer les individus, en profitant de leur désespoir et de leur manque de formation
  • ne sont pas déjà en train de mourir d’eux-mêmes, au risque de leur faire de la publicité
Les Sceptiques du Québec
 

Philippe Thiriart (1991), pour exposer Le scepticisme des Sceptiques du Québec, estime que le scepticisme peut être compris de quatre façons :

  • Un doute absolu qui risque le relativisme : ce scepticisme-là ne les caractérise pas.
  • Un refus de croire à des phénomènes en ne s’y intéressant pas : au contraire, le sceptique s’intéresse aux phénomènes, tel qu’il se veut généralement bien renseigné, quand bien même il en ressorte une critique quant aux affirmations que certains peuvent faire sur ces phénomènes.
  • La capacité de distinguer ses croyances (quelles qu’elles soient) de ses connaissances, en questionnant ses croyances plutôt que de chercher à tout prix à les répandre : cette définition semble mieux convenir.
  • Et pour finir, le sceptique scientifique serait celui qui examine objectivement les affirmations réputées paranormales indépendamment de ses propres croyances.

Les Sceptiques du Québec sont présentés tels « des chercheurs et des diffuseurs d’informations objectives. ».
 

Objectifs des Sceptiques du Québec

L’association Les Sceptiques du Québec a été fondée en 1987. Sur son site internet, une page est explicitement dédiée à décrire les Mission et rôle des Sceptiques du Québec.

On y retrouve des points régulièrement évoqués par les associations sceptiques : promouvoir la « pensée critique » et la « rigueur scientifique », et cela « dans le cadre de l’étude d’allégations de nature pseudoscientifique, religieuse, ésotérique ou paranormale ».

L’association se décrit néanmoins comme ne prenant pas position sur les phénomènes inexpliqués, mais comme souhaitant par une attitude de questionnement faire progresser la connaissance et distinguer ce qui relève de la croyance, de l’opinion ou de la connaissance. Son objet porte sur les éléments observables, ce qui exclurait les « conceptions métaphysiques ou religieuses ».        
L’association veut encourager la recherche sur les phénomènes inexpliqués, à la condition d’un sérieux méthodologique.

« De fait, le scepticisme des Sceptiques du Québec s’apparente au doute méthodique qui est un ingrédient essentiel au succès de la méthodologie utilisée en recherche scientifique. »

Bunker D
 

Je propose de finir cette présentation par la pensée exprimée par Bunker D (2015), dans son article « Je suis un sceptique. ».  À nouveau, le scepticisme du sceptique scientifique n’est pas un doute permanent reniant la possibilité de connaitre. Ce n’est pas non plus être fermé d’esprit, refuser de croire à priori à quoi que ce soit. Car le scepticisme scientifique n’est pas une position mais un processus, « une méthodologie d’approche des affirmations et des faits quels qu’ils soient (en particulier les plus surprenants) ».

Si le scepticisme est aussi « un mouvement militant et humaniste », sa philosophie et méthodologie pourrait être résumée en deux principes :

  • La suspension du jugement, pour se prémunir du dogmatisme en examinant une affirmation sans a priori quant à sa véracité, quand bien même elle semble ne pas s’accorder avec les paradigmes scientifiques actuels. 
  • La recherche objective et raisonnée d’une conclusion fiable, à l’aide d’une méthode scientifique ou en enquêtant sur les origines d’une affirmation, en faisant attention aux paralogismes. Bunker D propose une traduction de la définition du scepticisme scientifique faite par Brian Dunning sur son blog Skeptoid : « Le scepticisme est le procédé d’application de la raison et de l’esprit critique pour établir la validité d’un propos. C’est le procédé consistant à dégager une conclusion étayée, et non à justifier une conclusion préconçue. ».

Bunker D semble donc ici proposer une version de la « suspension du jugement », concept provenant de la philosophie pyrrhonienne et déjà redéfini dans l’ethos de Merton, comme un des piliers du scepticisme scientifique auquel il adhère.
 

Objectifs de Bunker D

En septembre 2015, à la suite de son article « Je suis un sceptique. », Bunker D propose un second billet intitulé Le combat sceptique : Pourquoi lutter ?, dans lequel il souhaite expliciter les raisons de son combat.
« Pourquoi le scepticisme ? Pourquoi un tel engagement ? Pourquoi passer mes heures libres à tenter de prévenir, informer, révéler les sophismes, souligner les biais ? Pourquoi m’acharner à disserter de la validité de tel ou tel argumentaire ? » De manière générale, qu’est-ce qui motive ce qu’en tant que sceptique il perçoit comme un « engagement » ?

Bunker D rapporte se raconter à lui-même que c’est pour « l’importance du vrai », la promotion de la méthode scientifique, et bien sûr pas parce qu’il serait payé ou par plaisir de s’en prendre aux croyances d’autrui. On ne doutera pas que ce n’est pas par plaisir de l’opposition, connaissant par ailleurs le harcèlement intrusif qu’il a pu subir à cause de son travail en tant que sceptique. Mais son combat, il ne peut plus l’arrêter, « c’est une question de devoir ».

L’objectif donc ? Espérer participer à diminuer les conséquences lourdement néfastes que peuvent avoir les croyances infondées et les charlatanismes, sur la société et sur les individus. Son objectif, bien qu’étant sociétal, est moral. Il appuie l’importance de son engagement en donnant des exemples de morts causées par des prétentions pseudo-médicales évitables, puis de conséquences d’autres croyances et charlatanismes, y compris en coût humain, et alors que des sceptiques avaient essayé de prévenir la situation.

Le mouvement sceptique serait ainsi motivé par un objectif pédagogique, didactique, social, la volonté d’apprendre à se protéger et d’aider à protéger les autres. Si l’immensité du travail qu’il reste perpétuellement à faire peut s’avérer décourageante, celui-ci est aussi enrichissant.

C’est par ses propos que j’ai choisi de clore mon travail de recherche de Master 1.

« Surtout, quand j’envisage de jeter l’éponge, il y a les victimes directes ou non, passées, présentes et futures. Si ce n’est pas pour elles que j’ai commencé, c’est pour elles que, toujours, je continue. »

Bunker D.
 

En savoir plus

Bunker D. (2015, 7 septembre). “Je suis un sceptique.” Bunker D. https://www.bunkerd.fr/je-suis-un-sceptique/

Bunker D. (2015, 8 septembre). Le combat sceptique : Pourquoi lutter ? Bunker D. http://www.bunkerd.fr/scepticisme-pourquoi-lutter/

Les Sceptiques du Québec. Mission et rôle. https://www.sceptiques.qc.ca/association/mission

Novella, S. (2004, mai). The Proper Targets of Skepticism. The New England Skeptical Society. https://theness.com/index.php/the-proper-targets-of-skepticism/

Novella, S. (2008, 17 novembre). Skeptic – The Name Thing Again. Skepticblog. https://www.skepticblog.org/2008/11/17/skeptic-the-name-thing-again/

Shermer, M. (1997). A Skeptical Manifesto. Skeptic. https://www.skeptic.com/about_us/manifesto/

Thiriart, P. (1991). Le scepticisme des Sceptiques du Québec. Québec Sceptique, 16/17, 3‑4. https://www.sceptiques.qc.ca/ressources/revue/articles/qs16p3

À lire aussi

« Le Nouveau Scepticisme » – Paul Kurtz. Épistémax. https://epistemax.com/scepticisme/the-new-skepticism/

Zététique, scepticisme et compagnie. Épistémax. https://epistemax.com/scepticisme/zetetique/

Charge de la preuve et Pseudo-scepticisme. Épistémax. https://epistemax.com/scepticisme/pseudo-scepticisme/

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