Esquisses de scepticismes


Sextus - Montaigne - Descartes - Hume - Russel


On ne peut nier l’intérêt de sceptiques scientifiques pour les scepticismes philosophiques, tant en France (Durand, 2015, 2016; Richard, 2015) qu’à l’international (Blumenfeld, 1998; Carroll, 2015). Si certains croient à un lien avec le scepticisme scientifique, il convient d’éclairer le scepticisme philosophique pour répondre à ce questionnement. Au sein de ce résumé sur le scepticisme en philosophie, les auteurs présentés le seront dans l’ordre chronologique, en exprimant leurs réactions face au scepticisme antique dit pyrrhonien.

Blumenfeld, J. (1998, avril). A History of Skeptical Philosophy. The New England Skeptical Society. https://theness.com/index.php/a-history-of-skeptical-philosophy/
Carroll, R. T. (2015). Skepticism. Dans The Skeptic’s Dictionary. http://www.skepdic.com/skepticism.html
Durand, T. C. (2015, 26 juillet). Le scepticisme au cours de l’histoire. La Menace Théoriste. https://menace-theoriste.fr/scepticismehistoire/
Durand, T. C. (2016, 17 avril). Le Scepticisme au Moyen-Âge. La Menace Théoriste. https://menace-theoriste.fr/scepticisme-moyen-age/
Richard, S. (2015, 3 août). Le scepticisme du XVIIe au XIXe siècle. La Menace Théoriste. https://menace-theoriste.fr/scepticisme-du-xviie-au-xixe-siecle/

Timon de Phlionte

LE PYRRHONISME DE SEXTUS EMPIRICUS

Le personnage de Pyrrhon, que l’on estime né au 4ème siècle avant notre ère (Bett, 2018), semble avoir été le point de départ d’une forme de scepticisme antique qui traversa les âges, et prit son nom peu avant notre ère, bien qu’il soit difficile de juger de son influence à son époque. Néanmoins, ni Pyrrhon, ni son disciple Timon, ne nous ont laissé matière suffisante à lire pour comprendre leurs pensées.

C’est Sextus Empiricus, probablement un siècle plus tard (Morison, 2019), dont le travail nous est parvenu notamment grâce à ses Esquisses pyrrhoniennes traduites et facilement accessibles au public, qui nous laisse ainsi la trace la plus complète d’une philosophie sceptique dite pyrrhonisme, ne désignant pas tant une doctrine qu’une attitude philosophique souhaitant s’abstraire des croyances, quitte à suspendre son jugement aussi longtemps que nécessaire.

Les sceptiques antiques se définissent autour de deux termes (Vogt, 2018). En premier lieu, en se qualifiant de sceptiques, du grec skepsis, ce sont des enquêteurs. Et leur enquête les mènerait à la suspension du jugement, ce sont ‘ceux qui suspendent’ (ephektikoi). Il ne s’agit pas nécessairement de postuler que la connaissance ne pourrait exister (affirmer cela risquant en soi de tomber dans du dogmatisme), mais davantage que la recherche ne s’arrête jamais, et en cela que le sceptique ne peut se permettre de faire des affirmations, lui évitant de rentrer dans de la croyance, et ce qui apporterait au pyrrhonien une certaine tranquillité d’esprit. (Pour un aperçu des terminologies utilisées pour désigner les pyrrhoniens voir Floridi, 2002).

Maël Goarzin (2019), alors doctorant en philosophie à l’Université de Lausanne, rapporte le travail de Victor Brochard pour distinguer trois périodes dans le scepticisme antique. Le scepticisme de Pyrrhon est dit pratique, dédaignant la dialectique et refusant les débats d’opinions, de sorte qu’en ne prenant pas part aux contradictions entre les courants de pensées ou les diverses expériences personnelles, la suspension du jugement apporte une paix intérieure. Au contraire le scepticisme dit dialectique vient, lui, combattre activement tout dogmatisme, affirmations présentées comme certaines, en pointant les contradictions et les limites de la raison. Le scepticisme de Sextus est, lui, dit empirique. La dialectique elle-même, qui montre les limites de la raison, est limitée. Malgré l’esprit de doute, Sextus propose une philosophie de vie, un empirisme pratique observant les phénomènes et vivant selon les coutumes, sans porter d’opinion. La vie est plus tranquille en ne cherchant pas d’explication inaccessible, mais le travail actif contre les dogmatismes reste présent.

« L’essence du scepticisme dont Sextus Empiricus se fait l’héritier et le représentant consiste dans la triade Isosthénéia/Epokè/Ataraxia »

Brahami, 1997, p.63

L’isosthénie, le constat et la mise en pratique qu’à chaque argument s’oppose un argument contraire de force équivalente, mène le philosophe à l’épochè, l’absence de conviction donc la suspension de l’assentiment, qui se trouve par un heureux hasard mener à l’ataraxie, l’absence de trouble, une paix intérieure recherchée aussi par l’épicurisme et le stoïcisme.

Sextus présente entre autres la philosophie d’un ancien pyrrhonien, Aenesidemus, qui aurait justifié sa suspension du jugement par dix « tropes ». Les perceptions et les besoins varient entre les espèces. C’est vrai aussi entre les hommes. Même pour l’individu seul, ses différents sens lui envoient différentes informations. Nous ne percevons pas les choses de la même façon selon notre état émotionnel, notre état de santé, notre âge. La perception d’un objet est influencée par sa distance et sa localisation. Le milieu, tout ce qui accompagne l’objet, fait que ce sont des mélanges qui nous apparaissent. Les propriétés dépendent des quantités. Certaines ne sont que relatives à d’autres et interagissent les unes avec les autres. Ce qui nous est rare donc étrange peut être banal pour un autre. La coutume d’un peuple est le crime d’un autre. Pour Aenesidemus la subjectivité et l’unicité de la perception font qu’il n’y a pas de vérité absolue, la vérité variant selon de nombreuses circonstances difficiles à jauger. Il critique aussi les explications causales, et la tendance à préférer une cause plutôt qu’une autre sans le justifier par une approche « commune et admise », ou à faire du double standard.

Les « tropes d’Agrippa » seront présentés dans le billet dédié à la comparaison des conceptions sceptiques vs sceptiques scientifiques de la suspension du jugement. (lien à venir)

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Pour résumer : Sextus nous a probablement laissé le plus large témoignage de la branche sceptique antique dite pyrrhonienne. Le sceptique est un enquêteur qui, au lieu d’aboutir à la connaissance ou à la certitude qu’on ne pourrait l’obtenir, en vient à suspendre son jugement quant à la possibilité même de connaitre. La complexité ou diversité du monde ainsi que la variabilité des perceptions sont des obstacles majeurs à la certitude. Si les sceptiques aspirent à la tranquillité d’esprit que leur apporte la suspension du jugement, certains tiennent quand même à manifester activement leur opposition aux dogmatiques affirmant avec aplomb qu’il serait, ou ne serait pas, possible de connaitre.

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En savoir plus

Sextus Empiricus. (1997). Esquisses pyrrhoniennes (P. Pellegrin, Trad.). Éditions du Seuil. (Édition originale, IIIe siècle)
Sextus Empiricus. (2019). Contre les logiciens (R. Lefebvre, Trad.). Les Belles Lettres. (Édition originale, IIe siècle)

Floridi, L. (2002). Sextus Empiricus : The Transmission and Recovery of Pyrrhonism. Oxford University Press.
Goarzin, M. (2019a, 23 octobre). Le scepticisme de Sextus Empiricus. Comment vivre au quotidien ? https://biospraktikos.hypotheses.org/4916
Goarzin, M. (2019b, 18 novembre). L’empirisme pratique de Sextus ou le scepticisme comme manière de vivre. Comment vivre au quotidien ? https://biospraktikos.hypotheses.org/4920

Bett, R. (2018). Pyrrho. Dans E. N. Zalta (Éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2018). Metaphysics Research Lab, Stanford University. https://plato.stanford.edu/archives/win2018/entries/pyrrho/
Morison, B. (2019). Sextus Empiricus. Dans E. N. Zalta (Éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2019). Metaphysics Research Lab, Stanford University. https://plato.stanford.edu/archives/fall2019/entries/sextus-empiricus/
Vogt, K. (2018). Ancient Skepticism. Dans The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2018). Metaphysics Research Lab, Stanford University. https://plato.stanford.edu/archives/fall2018/entries/skepticism-ancient/

LE SCEPTICISME MODERNISÉ DE MICHEL DE MONTAIGNE

Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592) était un philosophe français vivant à la fin de la Renaissance, une période réputée pour sa redécouverte des sceptiques antiques. Si Montaigne n’a pas réalisé d’ouvrage traitant explicitement et spécifiquement du scepticisme, il est connu pour avoir développé largement ses pensées philosophiques au sein de ses Essais, dont les deux premiers livres ont été publiés en 1580 et le troisième en 1588.

L’article de la Stanford Encyclopedia of Philosophy dédié à Montaigne (Foglia & Ferrari, 2019) le décrit comme critique de la science, ou plutôt des pratiques qui lui sont contemporaines ; au lieu d’enquêter et de questionner les fondements et la force de leurs connaissances, les générations successives de maîtres et élèves ne feraient que se transmettre et rationaliser leurs compréhensions d’un Aristote idolâtré. Les processus de pensée seraient restreints par les doctrines et le jugement critique serait même systématiquement silencé. Quand il s’intéresse à un sujet, Montaigne veut présenter les diverses opinions à son égard : il souhaite transmettre non pas une théorie philosophique établie, mais une pratique philosophique dans laquelle l’individu à la fois exprime librement ses avis et prend plaisir à les mettre à l’épreuve. D’ailleurs, les révisions successives de son travail se caractérisent par des ajouts, sans soustraction des écrits préalables sur lesquelles ses positions ont pu évoluer. Il conviendrait aussi de ne pas accorder toute son énergie à la recherche de la connaissance, sous peine de se couper du monde, ainsi que d’éduquer les enfants dans le jeu plutôt que de presser inutilement leur apprentissage scolastique.

La philosophie aurait échoué à déterminer la nature de l’humain et sa place dans le monde. La multitude des idées proposées ne permettrait pas d’établir de règle générale : puisque des comportements opposés aboutiraient aux mêmes finalités, et par sa grande diversité, l’humain ne pourrait être un objet d’étude rationnelle. En cela les enfants devraient être encouragés à questionner le sens des choses et à exprimer leurs incompréhensions. Il serait bénéfique d’adapter notre langage pour exprimer nos pensées et leurs incertitudes telles qu’elles sont : ce que l’on pense probable, ce que l’on a entendu.

L’encyclopédie de Stanford rapporte qu’à la suite de sa découverte de Sextus, Montaigne se serait fait graver sur une médaille les adages « Epecho », référence directe à la suspension du jugement, et « Que sais-je ? », une devise qu’il revendique dans son Livre II.

À la manière d’un nouvel académicien de l’Antiquité, Montaigne ne remet pas en question la réalité en elle-même mais la capacité humaine de s’en faire un avis. Aussi il ne s’agit pas là d’une finalité : le doute est d’une part un processus permettant de se former des opinions libérées de principes préétablis, mais c’est aussi un exercice agréable permis par le rejet de la connaissance.

Il ne recherche donc pas la suspension du jugement pyrrhonienne via l’isosthénie : pour Montaigne, dont la pensée a évoluée au cours de ses écrits (on ne peut considérer Les Essais comme un travail uniforme) et au-delà de sa découverte de Sextus, notamment par la lecture de Cicéron, il ne s’agirait pas d’invalider tout argument en lui opposant un argument contraire de force égale, mais de contrebalancer les opinions en en considérant d’autres. Le travail de l’élève n’est plus de répéter le maître mais de confronter son opinion. C’est une philosophie à la fois épistémique et morale (appliquée entre autres à la diversité des coutumes), où suspendre son jugement n’empêche pas de vivre en pratique selon ses impressions vraisemblables (le « probabilisme » antique se réfère aux expériences subjectives et doit donc être distingué de sa réinterprétation épistémique). Montaigne s’imprègne de ses lectures des différents auteurs antiques et suit ce qui lui apparait comme vrai à un moment donné, sans pour autant affirmer cela comme étant la vérité.

« On me faict hayr les choses vray-semblables quand on me les plante pour infallibles. J’ayme ces mots, qui amollissent et moderent la temerité de nos propositions : A l’avanture, Aucunement, Quelque, On dict, Je pense, et semblables. Et si j’eusse eu à dresser des enfans, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de respondre, enquesteuse, non resolutive : Qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas, Il pourroit estre, Est-il vray ? qu’ils eussent plustost gardé la forme d’apprentis à soixante ans que de representer les docteurs à dix ans, comme ils font. Qui veut guerir de l’ignorance, il faut la confesser. »

Montaigne, 1588, Livre III : Chapitre XI

Le Livre III des Essais est réputé comme exprimant la pensée la plus structurée et naturellement tardive de l’auteur (qui continuera d’annoter son travail après la dernière publication de son vivant). Néanmoins, c’est dans le Livre II que se trouve le chapitre XII « Apologie de Raimond Sebond », connu pour être le plus long chapitre des Essais. Ce chapitre est fameux pour son expression du scepticisme de Montaigne, particulièrement l’utilisation de ce scepticisme comme moyen de soutenir la révélation chrétienne en l’émancipant de la philosophie puisque la raison ne saurait démontrer les dogmes religieux. Si la raison humaine ne peut atteindre la vérité, ce serait une erreur que d’essayer de fonder rationnellement la foi, et il est par ailleurs présomptueux de penser pouvoir comprendre la transcendance divine. Ce qui semblait précédemment dans cette présentation relever de la prudence épistémique encourageant le questionnement de nos certitudes, s’avère ici servir à justifier d’accorder davantage de valeur à ce qui est supposé transcender notre raison humaine : on parlera postérieurement de « fidéisme sceptique ». À noter que le Livre II étant écrit des années avant le III, donc plus proche de la découverte de Sextus, Montaigne y encense encore particulièrement l’agnosticisme pyrrhonien (ce qui ne l’empêche pourtant pas d’être en faveur du sacré) face à la position supposément incohérente de la Nouvelle Académie selon laquelle des opinions seraient plus vraisemblables que d’autres même si la connaissance serait inatteignable (Matthews, s. d.).

On pense que l’Apologie fut écrite à la demande de Marguerite de Valois, fille du roi Henri II et de Catherine de Médicis, pour défendre la Theologia Naturalis du philosophe théologien Raymond Sebond (1385-1436) que Montaigne avait précédemment traduit, princesse de Valois qui souhaitait un soutien à sa foi catholique. Si Montaigne profite de ce chapitre pour présenter le pyrrhonisme, la remise en contexte est importante car au lieu de présenter directement sa philosophie personnelle, celle-ci se lit au travers du commentaire du travail d’un autre : Montaigne répond à des objections qui peuvent être faites à Sebond, mais loin de réellement faire une apologie de Sebond, en discutant les objections Montaigne tend innocemment à être en réalité celui qui fait ces objections. D’une part les chrétiens ne devraient pas essayer de soutenir leur foi par la raison naturelle puisque la foi aurait une origine surnaturelle provenant de la grâce divine : c’est l’identité même de la foi qui est questionnée, dont la raison ne serait qu’un support secondaire entrant à son service mais non le fondement ni le véritable étayement. D’autre part Sebond échouerait à démontrer les articles de foi. Montaigne se sert du pyrrhonisme, de sa critique de la raison humaine, pour étayer son propos. Nos impressions n’ont pas plus de valeur que celles des autres animaux, et des siècles de philosophie n’ont permis d’aboutir ni à une vision commune ni à une amélioration du bonheur et de la morale humaine. Nous sommes limités par nos sens et ne partageons nos perceptions ni avec les autres espèces ni même entre humains. Le pyrrhonisme est pleinement mis au service de son propos.

« Il n’est rien en l’humaine invention, où il y ait tant de verisimilitude et d’utilité. Cette-cy presente l’homme nud et vuide, recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à recevoir d’en hault quelque force estrangere, desgarni d’humaine science, et d’autant plus apte à loger en soy la divine, aneantissant son jugement, pour faire plus de place à la foy »

Montaigne, 1588, Livre II : Chapitre XII

La raison humaine est anéantie au profit de la grâce divine. Ce rejet de la raison implique une nuance quant au rejet de l’argumentation de Sebond : certes Sebond échoue à démontrer le dogme religieux, mais cela est normal puisque toutes les démonstrations rationnelles sont vouées à l’échec. De fait Montaigne conseille à la personne voulant défendre les positions de Sebond d’utiliser avant tout ses capacités argumentatives ordinaires, car avec le pyrrhonisme « il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à vostre adversaire les siennes » or « C’est grande temerité de vous perdre pour perdre un autre. ».

« Le scepticisme de Montaigne n’affirme pas que la vérité n’est pas. Il la pose, mais il retire à l’homme la capacité de la reconnaître. Cette différence avec le scepticisme antique a des effets théoriques considérables. Car comme la vérité est posée en Dieu, c’est la capacité même de la raison à prétendre à cette vérité qui est détruite. L’homme n’est plus pensé comme un être doté d’une faculté rationnelle qui, en droit, devrait accéder à la science, bien qu’elle n’y parvienne pourtant jamais, à cause des contradictions qu’il y a entre les représentations. Il est pensé comme une chose croyante plutôt que comme une chose pensante. C’est pourquoi le problème de l’homme pour Montaigne est de déterminer la nature de la croyance (crédulité ou ouverture à Dieu) sans plus se référer à la rationalité. »

Brahami, 1997, pp. 47-48

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Pour résumer : Le scepticisme de Montaigne n’est plus fondé sur la triade Isosthénéia/Epokè/Ataraxia. Montaigne souhaite une éducation non plus basée sur la transmission des dogmes mais sur la confrontation des opinions. C’est une nouvelle approche de la connaissance dans laquelle la suspension du jugement n’est pas au service de la tranquillité de l’esprit. La vérité, y compris théologique, n’est pas permise à la cognition humaine, mais elle se trouve dans la grâce de Dieu : comment pourrait-on nous demander de justifier rationnellement la foi quand la seule raison ne permet vraiment de justifier quoi que ce soit ?

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En savoir plus

Michel, M. (1588). Les Essais. Abel l’Angelier.

Brahami, F. (1997). Le scepticisme de Montaigne. Presses universitaires de France.

Foglia, M., & Ferrari, E. (2019). Michel de Montaigne. Dans E. N. Zalta (Éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2019). Metaphysics Research Lab, Stanford University. https://plato.stanford.edu/archives/win2019/entries/montaigne/
Matthews, M. (s. d.). Renaissance Skepticism. Dans Internet Encyclopedia of Philosophy. Consulté 31 mai 2023, à l’adresse https://iep.utm.edu/renaissance-skepticism/

LE DOUTE MÉTHODIQUE DE RENÉ DESCARTES

René Descartes (1596–1650) choisit de lui-même de se distinguer des sceptiques de l’Antiquité (ou en tout cas de ce qu’il en conçoit) dans son Discours de la méthode :

« Non que j’imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d’être toujours irrésolus : car au contraire tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile. »

Descartes, 2000[1637], p. 104

Pourtant, Grene (1999) pointe que le doute hyperbolique de Descartes pourrait aller plus loin même que celui des sceptiques, et il n’est pas rare que la littérature secondaire l’étudie dans son rapport au scepticisme voire en parlant explicitement de scepticisme cartésien (Bermúdez, 2008; Fine, 2000).

Mais si Descartes recherche le doute comme les sceptiques, il s’agit là explicitement d’un moyen de rejeter les erreurs de son esprit mais aussi de développer une méthode pour obtenir des certitudes, qu’il estime donc, on va le voir, accessibles grâce à des « raisonnements clairs et assurés ».

Il reconnait néanmoins l’imperfection des sens, et que des croyances erronées peuvent en résulter, mais sa conclusion est qu’il convient de trouver un moyen de distinguer et d’atteindre les croyances légitimes. Descartes se demande comment déterminer que nos croyances ne sont pas fausses alors que l’on peut imaginer des scénarios où il nous serait impossible de les identifier comme telles. Cela mène à une forme de scepticisme sur le monde extérieur.

Il ne s’agit non pas de cultiver le doute à la manière des sceptiques, mais à la fois de rejeter toute croyance dont il est possible de douter, et de réussir à défaire toute hypothèse pouvant remettre en question la rationalité de sa démarche de doute. En s’assurant des fondements dont l’on ne puisse douter, et une méthode adéquate, Descartes estime pouvoir se reconstruire progressivement un champ de connaissances fiables. Il s’agit donc d’une recherche active, bien que précautionneuse, de la vérité, et qui estime pouvoir aboutir à l’expression d’opinions ayant une forte valeur, supérieure à d’autres (malgré les formules de modestie que peut exprimer l’auteur).  On ne recherche pas la suspension du jugement, mais des jugements solides et vrais.

Je retiens avant tout du Discours de la méthode (1637) la démonstration circulaire de l’existence de Dieu ainsi que la critique erronée envers Vésale (Descartes pensant meilleur son propre modèle de la circulation sanguine). Si Descartes est par ailleurs surtout connu pour ses Méditations métaphysiques, ou Meditationes de Prima philosophia en 1641, il avait déjà avant son Discours développé ses Règles pour la direction de l’esprit (Descartes, 2012[1628]).

Parce qu’une conclusion ne peut être certaine que si ses prémisses le sont et que les raisonnements qui les lient à la conclusion sont valides, Descartes doit faire table rase de ce qu’il pensait savoir et construire sa méthode pour bâtir la connaissance en repartant du début. Pour cela il doit identifier les idées si claires et évidentes à l’esprit qu’il ne pourrait en douter. Puis par les règles logiques et sans précipitation il déduira davantage d’idées claires et évidentes. Pour cela le Discours résume quatre règles : n’accepter pour vrai que ce qui est évident (on rejette le probable), diviser ce qui est complexe en ses constituants simples, faire partir notre raison non pas de ce qui nous semble le plus important mais de ce qui est le plus simple (donc le plus clair et évident, et remonter progressivement vers la complexité), et s’assurer de faire la liste complète de ce qu’on va devoir traiter. Mais les Règles pour la direction de l’esprit, elles, développent en 21 points :

  1. « Le but des études doit être de diriger l’esprit de manière à ce qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui. »
  2. « Il ne faut nous occuper que des objets dont notre esprit paroît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable. »
  3. « Il faut chercher sur l’objet de notre étude, non pas ce qu’en ont pensé les autres, ni ce que nous soupçonnons nous-mêmes, mais ce que nous pouvons voir clairement et avec évidence, ou déduire d’une manière certaine. C’est le seul moyen d’arriver à la science. »
  4. « Nécessité de la méthode dans la recherche de la vérité. »
  5. « Toute la méthode consiste dans l’ordre et dans la disposition des objets sur lesquels l’esprit doit tourner ses efforts pour arriver à quelques vérités. Pour la suivre, il faut ramener graduellement les propositions embarrassées et obscures à de plus simples, et ensuite partir de l’intuition de ces dernières pour arriver, par les mêmes degrés, à la connaissance des autres. »
  6. « Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont enveloppées, et suivre cette recherche avec ordre, il faut, dans chaque série d’objets, où de quelques vérités nous avons déduit d’autres vérités, reconnoître quelle est la chose la plus simple, et comment toutes les autres s’en éloignent plus ou moins, ou également. »
  7. « Pour compléter la science il faut que la pensée parcoure, d’un mouvement non interrompu et suivi, tous les objets qui appartiennent au but qu’elle veut atteindre, et qu’ensuite elle les résume dans une énumération méthodique et suffisante. »
  8. « Si dans la série des questions il s’en présente une que notre esprit ne peut comprendre parfaitement, il faut s’arrêter là, ne pas examiner ce qui suit, mais s’épargner un travail superflu. »
  9. « Il faut diriger toutes les forces de son esprit sur les choses les plus faciles et de la moindre importance, et s’y arrêter longtemps, jusqu’à ce qu’on ait pris l’habitude de voir la vérité clairement et distinctement. »
  10. « Il faut diriger toutes les forces de son esprit sur les choses les plus faciles et de la moindre importance, et s’y arrêter longtemps, jusqu’à ce qu’on ait pris l’habitude de voir la vérité clairement et distinctement. »
  11. « Après avoir aperçu par l’intuition quelques propositions simples, si nous en concluons quelque autre, il est inutile de les suivre sans interrompre un seul instant le mouvement de la pensée, de réfléchir à leurs rapports mutuels, et d’en concevoir distinctement à la fois le plus grand nombre possible ; c’est le moyen de donner à notre science plus de certitude et à notre esprit plus d’étendue. »
  12. « Enfin il faut se servir de toutes les ressources de l’intelligence, de l’imagination, des sens, de la mémoire, pour avoir une intuition distincte des propositions simples, pour comparer convenablement ce qu’on cherche avec ce qu’on connoît, et pour trouver les choses qui doivent être ainsi comparées entre elles ; en un mot on ne doit négliger aucun des moyens dont l’homme est pourvu. »
  13. « Quand nous comprenons parfaitement une question, il faut la dégager de toute conception superflue, la réduire au plus simple, la subdiviser le plus possible au moyen de l’énumération. »
  14. « La même règle doit s’appliquer à l’étendue réelle des corps, et il faut la représenter tout entière à l’ imagination, au moyen de figures nues ; de cette manière l’entendement la comprendra bien plus distinctement. »
  15. « Souvent il est bon de tracer ces figures, et de les montrer aux sens externes, pour tenir plus facilement notre esprit attentif. »
  16. « Quant à ce qui n’exige pas l’attention de l’esprit, quoique nécessaire pour la conclusion, il vaut mieux le désigner par de courtes notes que par des figures entières. Par ce moyen la mémoire ne pourra nous faire défaut, et cependant la pensée ne sera pas distraite, pour le retenir, des autres opérations auxquelles elle est occupée. »
  17. « Il faut parcourir directement la difficulté proposée, en faisant abstraction de ce que quelques-uns de ses termes sont connus et les autres inconnus, et en suivant, par la marche véritable, la mutuelle dépendance des unes et des autres. »
  18. « Pour cela il n’est besoin que de quatre opérations, l’addition, la soustraction, la multiplication et la division ; même les deux dernières n’ont souvent pas besoin d’être faites, tant pour ne rien embrasser inutilement, que parcequ’elles peuvent par la suite être plus facilement exécutées. »
  19. « C’est par celle méthode qu’il faut chercher autant de grandeurs exprimées de deux manières différentes que nous supposons connus de termes inconnus, pour parcourir directement la difficulté ; car, par ce moyen, nous aurons autant de comparaisons entre deux choses égales. »
  20. « Après avoir trouvé les équations, il faut achever les opérations que nous avons omises, sans jamais employer la multiplication toutes les fois qu’il y aura lieu à division. »
  21. « S’il y a plusieurs équations de cette espèce, il faudra les réduire toutes à une seule, savoir à celle dont les termes occuperont le plus petit nombre de degrés, dans la série des grandeurs en proportion continue, selon laquelle ces termes eux-mêmes doivent être disposés. »

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Pour résumer : On ne doutera pas que Descartes partage le rejet de Montaigne envers la tendance à prétendre infaillible ce qui n’est que vraisemblable. Descartes est à la fois opposé mais influencé par les sceptiques. Si le sceptique ne voit que du vraisemblable, Descartes souhaite dépasser le paradigme sceptique à l’aide d’une méthode permettant d’atteindre le vrai. Pour cela le projet de Descartes nécessite de reconstruire la connaissance depuis ses fondements. En partant des bases simples, limpides et certaines, et en suivant prudemment un ensemble de règles, il pourra redévelopper, sans se presser, des connaissances plus complexes qui seront désormais elles aussi limpides et certaines. Cela doit être l’objectif des études de permettre à l’esprit de porter des jugements réellement certains, et l’exercice de la raison est primordial pour pouvoir, toujours, lier les connaissances les unes aux autres et à leurs prémisses claires et assurées.

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En savoir plus

Descartes, R. (1641). Meditationes de prima philosophia, in qua Dei existentia et animae immortalitas demonstrantur. Michel Soly. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86002964
Descartes, R. (2000). Discours de la méthode. Librairie Générale Française. (Édition originale, 1637).
Descartes, R. (2012). Règles pour la direction de l’esprit (J. Sirven, Trad.). Librairie Philosophique J.Vrin. (Édition originale, 1628).

Bermúdez, J. L. (2008). Cartesian Skepticism : Arguments and Antecedents. Dans The Oxford Handbook of Skepticism. Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780195183214.003.0004
Fine, G. (2000). Descartes and Ancient Skepticism : Reheated Cabbage? The Philosophical Review, 109(2), 195‑234. https://doi.org/10.2307/2693580
Grene, M. (1999). Descartes and Skepticism. The Review of Metaphysics, 52(3), 553‑571.

LE SCEPTICISME EMPIRIQUE DE DAVID HUME

David Hume (1711-1776) n’est pas étranger au scepticisme. Dans son Enquête sur l’entendement humain (2006[1748]), il choisit de nommer sa quatrième section « Doutes sceptiques sur les opérations de l’entendement », et la cinquième « Solution sceptique de ces doutes ». Puis il revient sur les scepticismes dans la douzième et dernière section, « La philosophie académique ou sceptique », en y transmettant ses visions du doute cartésien, vraisemblablement assumé comme un scepticisme, et du pyrrhonisme. Le travail de Hume est donc d’autant plus intéressant par le jugement qu’il porte sur les scepticismes qui l’ont précédé, car les doutes à l’égard de nos perceptions, opinions et facultés, peuvent servir de « préservatif souverain contre l’erreur et la précipitation du jugement ».

D’un côté il présente un scepticisme radical : aucune connaissance ne pourrait être fondée rationnellement puisqu’ayant forcément des sensations et des raisonnements inductifs à son origine. Des perceptions qui, même si on leur faisait totalement confiance, ne pourraient avoir accès qu’à une petite partie du monde à la fois, laissant à la raison la charge jugée vaine de justifier nos croyances sur le monde au-delà de ce qu’on en perçoit sur le moment. Hume estime que notre observation d’évènements qui s’enchainent ne peut nous permettre d’affirmer qu’un évènement serait à l’origine de l’autre : si notre habitude de ces enchainements nous fait nous attendre à ce que l’un suive l’autre, il s’agit là d’associations d’idées dont il nous serait impossible de démontrer la causalité en elle-même (ce qui peut soulever la question de la définition que l’on en donne), et l’induction ne peut nous permettre d’affirmer que cette suite d’évènements aura toujours lieu à l’avenir. Le comportement d’un objet n’est pas contraint par une nécessité logique, et ce sont les liens que nous faisons entre nos idées qui nous amènent à inférer une stabilité du monde, une persistance des objets, uniformité du monde dans l’espace et le temps, sans pourtant qu’on ne puisse la démontrer. Nos connaissances sont basées sur des inférences inductives dont nous ne pouvons rendre compte logiquement. En cela il estime que la philosophie devrait nous mener à un scepticisme absolu, à une suspension du jugement.

Mais face à cela Hume fait pragmatiquement preuve d’une vision empiriste. L’esprit humain fonctionne avec et nécessite l’induction. Toute connaissance dérivant d’une expérience sensible, même si nous n’avons pas de raison de croire à l’induction, à la causalité, en une croyance populaire du monde extérieur ou même en ce que nos sens nous indiquent de celui-ci, notre réalité humaine naturelle ne nous permet pour autant pas d’être pyrrhonien. L’humain induit et croit par habitude, et tel qu’il est, il ne peut s’empêcher de faire des prédictions à partir du passé. En admettant ne pas pouvoir être véritablement pyrrhonien et se déloger de toute croyance quelque argument qui lui soit présenté, Hume se penche vers un scepticisme plus mitigé, atténué, où l’expérience accessible a plus sa place que la recherche philosophique lointaine. L’ouvrage se termine ainsi :

« Quand, persuadés de ces principes, nous parcourons les bibliothèques, que nous faut-il détruire ? Si nous prenons en main un volume quelconque, de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous : Contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d’existence ? Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions. »

Hume, 2006[1748], p. 247

Une maxime de Hume introduisait mon mémoire de recherche : « A wise man, therefore, proportions his belief to the evidence », celle-ci est extraite de la dixième section de l’ouvrage intitulée Les miracles. Dans la traduction que j’utilisais on peut lire « Le sage proportionne donc sa croyance à l’évidence. », mais c’est probablement là une traduction du mot anglais « evidence » pouvant porter à confusion : là où le mot français « évidence » est fréquemment utilisé pour désigner ce qui ne demanderait pas quelconque justification, une « evidence » en tant qu’indice, donnée en science, et par extension preuve, relève au contraire de la justification. Or Hume n’appelle pas à faire prévaloir ce qui paraitrait simplement évident à la pensée, mais ce que l’expérience a le plus étayé avec le moins de contradiction.

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Pour résumer : Pour Hume le problème de l’induction est inéluctable donc nous ne pouvons pas être certains de connaitre. La causalité n’est qu’une supposition de nos habitudes. Pour autant en pratique Hume ne tombe pas vraiment dans un scepticisme radical car il accepte sa condition humaine et la valeur que l’expérience sensible y joue. Il conçoit un scepticisme mitigé où la croyance s’adapte sans absolu à ce qui lui est disponible.

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En savoir plus

Hume, D. (2006). Enquête sur l’entendement humain (A. Leroy, Trad.). Flammarion. (Édition originale, 1748).

Les valeurs du scepticisme de Bertrand Russell

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