Épistémologie et histoire des sciences

Les valeurs du scepticisme de Bertrand Russell

Bertrand Arthur William Russell (1872–1970) était un philosophe et logicien britannique. D’après la Stanford Encyclopedia of Philosophy (Irvine, 2022) il est généralement considéré comme un fondateur de la philosophie analytique moderne. Il est entre autres ouvrages l’auteur en 1928 des Sceptical Essays.

Le premier chapitre de cet ouvrage se nomme « On the value of scepticism » et on y comprend rapidement que le projet potentiellement épistémique de l’auteur y est avant tout un projet social et moral dont le doute et la raison sont les moyens.

Russell commence par présenter comme « subversive » la doctrine comme quoi il ne serait pas désirable d’admettre une proposition sans raison de supposer qu’elle soit vraie. Cette qualification sera étayée dans l’ouvrage en présentant les différents comportements humains selon les contextes, et l’objectif de son travail sera de justifier la valeur de sa doctrine en toute circonstance, quand bien même celle-ci révolutionnerait la politique et ruinerait voyantes et évêques.

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Esquisses de scepticismes


Sextus - Montaigne - Descartes - Hume - Russel


On ne peut nier l’intérêt de sceptiques scientifiques pour les scepticismes philosophiques, tant en France (Durand, 2015, 2016; Richard, 2015) qu’à l’international (Blumenfeld, 1998; Carroll, 2015). Si certains croient à un lien avec le scepticisme scientifique, il convient d’éclairer le scepticisme philosophique pour répondre à ce questionnement. Au sein de ce résumé sur le scepticisme en philosophie, les auteurs présentés le seront dans l’ordre chronologique, en exprimant leurs réactions face au scepticisme antique dit pyrrhonien.

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Le scepticisme ethos de la science

Sur la page Wikipédia dédiée au Skeptical movement, nous pouvons lire :

« The New Skepticism described by Paul Kurtz in 1992 is scientific skepticism. For example, Robert K. Merton asserts that all ideas must be tested and are subject to rigorous, structured community scrutiny (as described in Mertonian norms). ».

The new skepticism: inquiry and reliable knowledge (Kurtz, 1992) est un ouvrage retraçant lui-même l’histoire des scepticismes, en les estimant dépassés face au développement de nos connaissances scientifiques et de nos moyens pour mettre à l’épreuve ces connaissances. L’auteur, sceptique scientifique, qualifie alors ce qu’il conçoit comme une nouvelle forme de scepticisme, d’ »enquête sceptique ». Il oppose le doute des anciens sceptiques à un nouveau scepticisme qui serait plus constructif car sa motivation serait l’enquête. L’auteur discute au passage de la raison des croyances humaines, et cherche à démontrer l’application de l’enquête sceptique également à l’éthique et à la politique. On rappellera néanmoins que la notion d’enquête est déjà présente depuis l’Antiquité par le choix même du terme sceptique, mais la philosophie derrière était très différente. Un billet est consacré au nouveau scepticisme de Paul Kurtz.

Cette citation renvoie aussi à une autre réutilisation du terme sceptique apparaissant peu avant les mouvements de scepticisme scientifique : celle faite en sociologie des sciences, dans le cadre de la description de l’ethos scientifique (Merton, 1973[1942]). Si le scepticisme organisé décrit par Merton ne peut décrire le mouvement populaire de scepticisme scientifique, il est envisageable de se questionner sur l’influence historique qu’a pu avoir la réutilisation de ce terme par Merton concernant le cadre scientifique.

Merton commence son chapitre The Normative Structure of Science en pointant une baisse de confiance envers les sciences en Occident, avec la naissance de menaces anti-intellectualisme. Le scepticisme menace la distribution des pouvoirs provoquant des conflits avec les autres institutions quand des nouvelles découvertes scientifiques viennent mettre à mal des dogmes d’Église, d’économie ou d’État.

Pour lui, cela justifie un auto-réexamen des fondements et objectifs de l’institution scientifique.

La science est une réalité multifacette qu’il convient d’observer comme une structure sociale normée. Si le sociologue risque le relativisme en s’intéressant au contenu des sciences, Merton cherche plutôt à en dévoiler un ethos : un ensemble de valeurs et de normes contraignant les pratiques scientifiques, déterminant ce qui doit être fait, est enviable, ou ne peut être fait. Il décrit en premier lieu quatre normes comme des impératifs intériorisés, transmis par préceptes et exemples, et renforcés par des sanctions : l’universalisme, le communisme, le désintéressement, et le scepticisme organisé.

  • Universalisme : la vérité émerge de critères préétablis, l’évaluation de propositions scientifiques ne doit pas dépendre des attributs personnels ou sociaux de ceux qui les font → la relecture par les pairs (peer review) doit être double anonymisée.
  • Communisme/communalisme : les découvertes de la science forment un patrimoine public obtenu par un travail collaboratif → elles doivent être communiquées.
  • Désintéressement : les scientifiques sont acquis à la recherche de la vérité en elle-même → leur honnêteté est contrôlée par les pairs.
  • Scepticisme organisé : les scientifiques ne sont prêts à accepter des résultats qu’après un examen critique approfondi → chacun doit être prêt à se soumettre à la critique, et à faire la critique de ses pairs. Le peer review fonctionne principalement sur le volontariat tel un devoir qui incombe au scientifique. Merton décrit un idéal (mis en pratique sans nécessiter d’être explicitement réfléchi au préalable) de la science où la conformité de tous à la scientificité et à la critique s’instaure avec un contrôle croisé.

La science pose des questions : là où des institutions perçoivent cela comme un manque de respect et de loyauté, l’institution scientifique fait du scepticisme une vertu. Ce scepticisme organisé ne peut être conçu indépendamment des autres normes, il est à la fois méthodologique et institutionnel. L’enquêteur scientifique ne préserve pas la scission entre le sacré et le profane, il s’intéresse à tous les aspects de la nature et de la société quitte à rentrer en conflit avec ce qui a été cristallisé par d’autres institutions. L’objectif institutionnel de la science est l’extension des connaissances vérifiées. La « temporary suspension of judgment » et l’examen minutieux des croyances à l’aide de critères empiriques et logiques font partie de sa méthodologie.
Merton réutilise ainsi le concept sceptique de « suspension du jugement », non pas pour décrire un état perpétuel de l’esprit auquel la pensée scientifique aboutirait ou dont elle ne pourrait s’extraire, mais comme un outil ou une méthode qui n’est que « temporaire » et pour servir un but.


Pour résumer : Le sociologue Robert K. Merton (1910-2003) repris de la philosophie les concepts de scepticisme et de suspension du jugement pour décrire la place qu’ils occuperaient au sein de l’institution scientifique. Se faisant il décrit un scepticisme caractérisé par un examen critique et communautaire des connaissances. La suspension du jugement n’y est plus qu’un outil temporaire. Le philosophe Paul Kurtz développera ensuite une nouvelle conception du scepticisme comme démarche d’enquête inspirée justement de la démarche des scientifiques.


Robert Merton

En savoir plus

Merton, R. K. (1942). Science and technology in a democratic orderJournal of legal and political sociology, 1(1), 115-126.
 Ré-édité dans :
Merton, R. K. (1973). The Normative Structure of Science. Dans The Sociology of Science : Theoretical and Empirical Investigations (p. 267‑278). University of Chicago Press.

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  • Médiations des sciences et des savoirs médicaux à l’époque moderne