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Zététique, scepticisme et compagnie

« A wise man, therefore, proportions his belief to the evidence. »

David Hume.

Les mouvements de défense et de promotion d’une pensée scientifique et rationnelle relèvent d’une longue histoire ancrée socialement et politiquement, avec une volonté de représenter les sciences et de lutter contre tout ce qui pourrait injustement leur nuire ainsi qu’à la population.

Ces dernières années, de nouveaux médiateurs scientifiques ont remporté l’adhésion d’un large public en produisant des contenus web pour vulgariser des notions d’épistémologie, de méthodologie et d’esprit critique, sous l’étendard du « scepticisme scientifique », un mouvement international apparu au 20ème siècle en réponse au développement de croyances pseudo-scientifiques, et se faisant connaitre en France sous le nom « zététique ».

Cette zététique se structure autour d’organisations, qui mettent en avant et s’identifient au travers de deux concepts : le scepticisme (dit scientifique) et l’esprit (ou pensée) critique, tel qu’il semble qu’on puisse aujourd’hui approcher la zététique sous trois angles :

  • en tant que philosophie, ou position épistémologique,
  • en tant que didactique d’un certain esprit critique,
  • en tant que mouvement.

Dans sa thèse en didactique des sciences sous la direction d’Henri Broch, Richard Monvoisin (2007), qui tient l’enseignement « zététique et autodéfense intellectuelle » à l’Université Grenoble Alpes, dans des cours rendus publics en vidéos sur YouTube, écrit :

« Le terme zététique, au sens moderne, désigne la méthode, la démarche critique proprement dite, là où le scepticisme offre la posture épistémologique. D’une manière un peu simpliste, nous tendons à dire que le scepticisme est la posture philosophique dont la zététique est le bras outillé. » (Monvoisin, 2007, p. 22)
 

Certains peuvent penser que le terme « zététique » aurait été inventé par le sceptique scientifique Henri Broch. Mais même avant l’emploi du terme « zetetic » au 20ème siècle par le sceptique scientifique Marcello Truzzi dénonçant les dérives d’un « pseudoskepticism » , le terme « zététique » a régulièrement (bien que pas fréquemment) été employé au cours de l’histoire philosophique (Kant, 1765) et scientifique (Viète, 1593), et ce depuis l’Antiquité où notamment les adeptes de la philosophie de Pyrrhon étaient parfois qualifiés de « skeptikoi » (ceux qui investiguent), de « aporētikoi » (ceux qui doutent et révèlent les impasses), de « ephektikoi » (ceux qui suspendent), mais aussi de « zētētikoi » (ceux qui cherchent) suivant la voie de la « zētētikē » (du questionnement).
Il n’est ainsi pas nouveau qu’un « zététicien » puisse être synonyme d’un « sceptique », malgré les évolutions des différentes conceptions du scepticisme au cours des siècles.

Occurrences de « zetetikoi » dans le Thesaurus Linguae Graecae (Floridi, 2002)

Ressources traitant des divers usages terminologiques par des écoles philosophiques au cours de l’Antiquité :
· Alcalá, R. R. (2021). Los nombres del escepticismo antiguo : Aporētikoí, Ephektikoí, Pyrrhōneioi, Skeptikoí y Zētētikoí. Anales del Seminario de Historia de la Filosofía, 38(3), 431‑439.
· Brunschwig, J., & Lloyd, G. (2000). Greek Thought : A Guide to Classical Knowledge. Harvard University Press.
· Floridi, L. (2002). Sextus Empiricus : The Transmission and Recovery of Pyrrhonism. Oxford University Press.
· Trowbridge, J. (2004). Skepticism and pluralism : Ways of living a life of awareness as recommended by the Zhuangzi [University of Hawai’i].
· Ziemińska, R. (2013). Historia sceptycyzmu : W poszukiwaniu spójności. Wydawnictwo Naukowe Uniwersytetu Mikołaja Kopernika.
 

Le « scepticisme »

Si l’on parle parfois d’hygiène préventive du jugement ou encore d’autodéfense intellectuelle, c’est néanmoins sous le terme de « sceptiques » que s’identifient aujourd’hui la majeure partie des acteurs contemporains intéressés par le mouvement international du scepticisme scientifique. C’est donc la notion de scepticisme, loin d’être dépourvue d’histoire en philosophie, qui est principalement mise en avant. Il convient alors de se demander à quoi fait référence ce « scepticisme » dit « scientifique ».

On peut penser à la norme scientifique du scepticisme organisé, qui est décrite en sociologie par Robert King Merton en 1942, exprimant que les scientifiques ne sont prêts à accepter des résultats qu’après un examen critique approfondi de la communauté auquel chacun doit se soumettre, en tant qu’acteur à la fois participant à et recevant la critique.
Mais le scepticisme scientifique dont nous parlons ici, bien qu’il comporte de nombreux universitaires de diverses disciplines, y compris dans son histoire, est désormais un mouvement populaire auquel tous peuvent participer.

Le mot « sceptique » est aussi employé couramment, et nous pourrions penser que le scepticisme scientifique serait un scepticisme envers les sciences, tel qu’on peut le retrouver encore aujourd’hui par exemple chez les mouvements dits climato-sceptiques.
Mais c’est plutôt pour la promotion de la science, et en opposition à ces mouvements, que se placent les mouvements de scepticisme scientifique, qui préfèrent de fait, pour éviter les confusions, que le terme climato-scepticisme soit remplacé par celui de climato-négationnisme, ou de climato-dénialisme comme le fait François-Marie Bréon (2019) dans un article pour l’Afis.
Le scepticisme scientifique ne serait ainsi non pas un scepticisme niant l’existence de preuves (evidence en anglais, données probantes), mais plutôt un scepticisme à la légitimité difficilement contestable car il aurait lieu face à un manque de preuves quand celles-ci sont jugées insuffisantes par la communauté scientifique.

Pour finir, le scepticisme est une position philosophique remontant à l’Antiquité, et ayant connu diverses interprétations et variations jusqu’à aujourd’hui, relevant notamment du pyrrhonisme (un scepticisme antique), ou du fort différent doute cartésien (parfois considéré à postériori comme un scepticisme dit méthodologique).
Même s’il existe de la diversité au sein des mouvements de scepticisme scientifique, celui-ci peut se réclamer en tant que posture épistémologique, portée sur une méthode scientifique et une démarche critique qui sont mises en place face aux connaissances et informations qui lui sont présentées. Mais nous y retrouvons aussi le concept antique de « suspension du jugement », qui est par exemple le titre du live organisé le 1er avril 2020 par La Tronche en Biais, et réunissant avec eux le Chat sceptique, Mr. Sam, et Richard Monvoisin (qui rappelle sur le site de l’Observatoire Zététique l’origine pyrrhonienne du terme zététique).
Le scepticisme scientifique -alias zététique- n’est pourtant pas un courant philosophique, et ses reprises terminologiques n’expriment qu’une vague et partielle filiation.

Lors du congrès 2022 de l’European Council of Skeptical Organisations, Massimo Pigliucci, philosophe stoïque et sceptique, membre du Committee for Skeptical Inquiry, lors de sa présentation intitulée « Skepticism as a way of life », choisit de présenter le scepticisme scientifique à l’aide des citations suivantes :

« Briefly stated, a skeptic is one who is willing to question any claim to truth, asking for clarity in definition, consistency in logic, and adequacy of evidence. » – Paul Kurtz in The New Skepticism, 1992, p.9

« The question is not whether we like the conclusion that emerges out of a train of reasoning, but whether the conclusion follows from the premises or starting point and whether that premise is true. » – Carl Sagan in The Demon-Haunted World, 1995, p.197
 

La zététique contemporaine

Il serait difficile de produire un contenu exhaustif et correspondant à la vision de chacun du scepticisme (philosophie, communauté, militantisme, etc.), mais le podcast ci-dessous est facilement accessible (20 minutes) et pertinent pour soulever la question : « Qu’est-ce que la zététique ? La zététique a-t-elle un contenu spécifique ? ».

Le podcast est surtout tourné vers un état des lieux de ce qu’on peut le plus trouver sous le terme zététique aujourd’hui et ne mentionne pas la réutilisation du terme zetetic par Marcello Truzzi du mouvement skeptic états-unien avant qu’il ne soit réapproprié par Henri Broch en France. Pour l’histoire du mouvent sceptique et son lien avec les parasciences vous pouvez vous tourner vers mon article consacré au Comité Para. Pour en savoir plus sur les scepticismes en philosophie, vous pouvez écouter les épisodes #99 et #369 du podcast Scepticisme Scientifique.

À lire aussi :                         · La pensée sceptique scientifique.
· Charge de la preuve et Pseudo-scepticisme.

En fait, le podcast s’affaire surtout à expliquer ce que la zététique n’est pas :

  • Ce n’est pas l’étude scientifique du paranormal, ni de quoi que ce soit d’ailleurs, une confusion provenant des écrits d’Henri Broch voulant appliquer la pensée critique à des exemples paranormaux, supposément faciles à démystifier pour ensuite transférer les compétences acquises à d’autres sujets. L’étude de l’étrange est des croyances est déjà l’affaire de disciplines existantes : parapsychologie, anthropologie, histoire, psychologie anomalistique, folkloristique. Les gens se réclamant de la zététique se contentent souvent de faire de la vulgarisation de psychologie anomalistique.
  • Mais ce n’est pas non plus la pensée critique, qui n’est pas un état que l’on peut atteindre. C’en est peut-être une quête, mais qui ne serait pas basé sur un ensemble de contenus et de positions consensuels, constants et clairement identifiables. Les positions doivent évoluer avec les connaissances. On peut rajouter au podcast que la pensée critique est déjà un sujet d’étude de la didactique des sciences, et que les recherches relatives au sujet ne mentionnent qu’extrêmement peu le terme zététique.
  • On pourrait se dire que la zététique serait une pédagogie spécifique de l’esprit critique, conceptualisation déjà très différente de celles mentionnées précédemment et peut-être celle d’Henri Broch selon Jean-Michel Abrassart : les principes en seraient l’apprentissage des sophismes et l’utilisation du paranormal comme outil pédagogique. Mais en réalité la plupart des sceptiques ne sont pas accrochés à une pédagogie spécifique de l’esprit critique, c’est l’enseigner de manière générale qui les intéresse, tel que la philosophie a pu déjà le faire.

Les contenus que l’on attribue à la zététique appartiennent en fait souvent à d’autres disciplines. Philosophie, logique, épistémologie, pédagogie, psychologie cognitive, parapsychologie. Si on imaginait cela comme des contenus spécifiques de la zététique celle-ci ne ferait que « phagocyter » ou du moins voler des contenus de disciplines scientifiques légitimes sans en être une elle-même.

Le scepticisme, ou la zététique en tant que terme francophone se rapportant à ce dernier, est avant tout non pas une philosophie et encore moins une discipline, ce n’est pas non plus l’étude scientifique du paranormal, mais un mouvement porté par des organismes et des communautés plus ou moins formelles. Un mouvement militant et de protection des consommateurs (par exemple en souhaitant le déremboursement de l’homéopathie, objectif récemment acquis en France, ou le bannissement des prises en charge pseudoscientifiques de l’autisme). La création même du Comité Para était d’avantage une posture militante de protection des individus face aux prétentions des radiesthésistes, que réellement une posture d’étude du paranormal. Les acteurs de ce mouvement organisent des actions et produisent généralement des contenus de vulgarisation, tandis que seulement quelques-uns font un travail innovant de recherche : Jean-Michel Abrassart publiant notamment dans des revues d’ufologie, Serge Bret-Morel spécialiste de l’astrologie, Richard Monvoisin, etc.
Si des organismes de zététique existent toujours pour proposer aux individus de venir tester leurs capacités extraordinaires en se confrontant à des protocoles scientifiques, on constate en pratique que cela, qui nécessite du temps, des moyens et des volontaires, se fait très peu.

Pour finir Jean-Michel Abrassart propose la définition suivante de la zététique, comme équivalent francophone du scepticisme scientifique (il note au passage qu’aux États-Unis personne ne se pose la question de savoir si c’est une discipline ou si le scepticisme a un contenu spécifique, c’est une ambiguïté purement française tandis que dans le monde anglosaxon il est clair pour tous que c’est un mouvement) :

« La zététique est une communauté de pensée qui regroupe non seulement des gens qui s’intéressent aux mêmes sujets, mais le font avec une vision des choses similaire, afin qu’ils puissent construire ensemble des savoirs. Ils s’intéressent particulièrement à la promotion de la pensée critique, à la vulgarisation de la science et de la philosophie et à l’étude scientifique du paranormal. » (Abrassart, 2019)
 

Le scepticisme scientifique ne doit pas être confondu avec une attitude suspicieuse niant des connaissances ou la possibilité même de connaitre. Pour la critique et le développement des connaissances, il convient de rechercher un idéal scientifique, donc épistémologique et méthodologique. Questionner les preuves n’implique pas de douter de celles qui nous offrent un niveau de certitude élevé : douter implique simplement que nous demandions les preuves des affirmations de chacun.
 

Le bazar terminologique

Le paysage sceptique scientifique est varié et ne se concentre pas uniquement sur la notion de scepticisme, et les terminologies utilisées au sein du mouvement francophone sont discutées.

Certains, comme Bunker D (position développée en commentaire de l’article « Je suis un sceptique. ») préfèrent restreindre le terme « zététique » à ce qu’ils conçoivent comme son sens originel brochien d’étude scientifique du paranormal, puis de didactique d’« esprit critique », se servant du paranormal comme support pédagogique au développement d’un « art du doute » conçu comme un processus de scepticisme provisoire (Broch, 2019). Cela permettrait d’éviter au passage le développement d’un terme pouvant paraître davantage mystérieux et groupusculaire que celui de « scepticisme », et qui participe peut-être aux faibles liens qu’entretient le mouvement français avec la communauté internationale et ses activités.

D’autres, comme on peut le trouver sur les sites de l’Observatoire Zététique et du Cortecs, accepteront, sans chercher à faire de distinction, de parler d’« hygiène préventive du jugement » ou d’« autodéfense intellectuelle », termes associés respectivement à Jean Rostand et Noam Chomsky.

On se retrouve ainsi à constater des usages indifférenciés des termes de scepticisme et d’esprit critique, concepts ayant pourtant leurs propres histoires distinctes en philosophie, mais aujourd’hui populairement réutilisés à toutes les sauces. Ces usages confondus et mal définis, où chacun semble avoir sa définition de ce qu’est la « zététique », quand bien même elle puisse se réclamer du scepticisme scientifique, amènent des sceptiques comme Bruno J. S. Lesieur (2019) à explicitement poser la question : Zététique ou Autodéfense intellectuelle ?.

Des désaccords peuvent se présenter sur les définitions mais aussi sur les objectifs du scepticisme scientifique, notamment son implication sur des thématiques sociétales. Le sceptique en tant que tel peut-il se prononcer politiquement et idéologiquement ? Sortir du cadre purement scientifique, avec par exemple l’éducation critique aux médias, relève-t-il toujours du scepticisme scientifique ou de la zététique ?
Steven Novella (2013), pour répondre à une crise identitaire du mouvement, propose notamment de distinguer :

  • Le scepticisme scientifique comme l’application d’une philosophie sceptique, de compétences de pensée critique, et de connaissances quant aux méthodes scientifiques, tout en restant neutre concernant les affirmations non empiriques sans impact sur les sciences.
  • La promotion d’une société laïque ou agnostique avec une approche critique des religions.
  • Le rationalisme comme une combinaison des deux en faisant la promotion d’une pensée critique sur tous les sujets et dans toutes les sphères de la société.


Le scepticisme scientifique est un mouvement international dont les philosophies et objectifs peuvent varier y compris au sein d’une même communauté. Le sceptique demande, pour accepter des affirmations comme des connaissances, qu’elles soient soutenues par des preuves empiriques, dans une démarche qui se réclame de la pensée critique et de la méthode scientifique. Si le sceptique scientifique doit éviter tout dogmatisme et être prudent envers ses propres croyances, sa démarche de doute est un outil provisoire pour s’assurer de la véracité ou non des croyances en examinant l’état des connaissances sans à priori, et sans nier la possibilité de connaitre ni rejeter des résultats obtenus via une démarche scientifique. Le sceptique ne rejette ainsi pas ce qui lui est étrange sans prendre le temps de l’investiguer. En mettant l’accent sur la méthode et en se réclamant d’un rationalisme, le sceptique peut élargir son cadre d’examen au-delà des sujets purement scientifiques.
 

En savoir plus

Abrassart, J.-M. (2019, 11 août). Qu’est-ce que la zététique ? La zététique a-t-elle un contenu spécifique ? https://www.youtube.com/watch?v=sKnN9_SUDBs

Bréon, F.-M. (2019, 23 février). Le climato-dénialisme n’est pas mort. Afis Science. https://www.afis.org/Le-climato-denialisme-n-est-pas-mort

Broch, H. (2019). La zététique ou l’art du doute. Tangente, 187. https://www.afis.org/La-zetetique-ou-l-art-du-doute

Bunker D. (2015, 7 septembre). “Je suis un sceptique.” Bunker D. https://www.bunkerd.fr/je-suis-un-sceptique/

La Tronche en Biais. (2020, 1 avril). La suspension du jugement (Conjuration Open Source #4). https://www.youtube.com/watch?v=r_0sFcRDkAE

Lesieur, B. J. S. (2019, 17 juillet). Zététique ou Autodéfense intellectuelle ? LinkedIn. https://www.linkedin.com/pulse/zététique-ou-autodéfense-intellectuelle-bruno-j-s-lesieur/

Merton, R. K. (1942). Science and technology in a democratic order. Journal of legal and political sociology, 1(1), 115-126.
 Ré-édité dans :
Merton, R. K. (1973). The Normative Structure of Science. Dans The Sociology of Science : Theoretical and Empirical Investigations (p. 267‑278). University of Chicago Press.

Monvoisin, R. (2007). Pour une didactique de l’esprit critique : Zététique et utilisation des interstices pseudoscientifiques dans les médias [Thèse, Grenoble 1]. Dans Http://www.theses.fr. http://www.theses.fr/2007GRE10181

Monvoisin, R. (2009, 17 avril). Brève histoire du terme étrange de zététique. Observatoire zététique. http://zetetique.fr/breve-histoire-du-terme-etrange-de-zetetique/

Novella, S. (2013, 15 février). Scientific Skepticism, Rationalism, and Secularism. NeuroLogica Blog. https://theness.com/neurologicablog/index.php/scientific-skepticism-rationalism-and-secularism/