« Le Nouveau Scepticisme » – Paul Kurtz

Paul Kurtz (1925-2012) était un Professeur de philosophie connu pour son travail en tant que sceptique scientifique et en tant qu’humaniste séculier. Il a laissé derrière lui plusieurs ouvrages exprimant son rapport au scepticisme et à l’humanisme, dont The new skepticism : Inquiry and reliable knowledge publié en 1992. A travers ses écrits, je rendrai compte ici de l’histoire et de l’identité du Committee for the Scientific Investigation of Claims of the Paranormal (CSICOP) dont il a initié la fondation en 1976 en ayant convié scientifiques et philosophes à une conférence intitulée « The New Irrationalisms: Antiscience and Pseudoscience. » (Kurtz, 2001), puis de sa vision philosophique d’un « nouveau scepticisme » inspiré de la science.

Le CSICOP et l’histoire d’un sceptique séculier

L’Appendix de l’ouvrage susmentionné est consacré à l’histoire du CSICOP. Il s’agissait de créer une organisation de « skeptical scientists and philosophers » intéressés par l’examen des affirmations pseudoscientifiques et particulièrement paranormales que Kurtz était inquiet de voir s’étendre. L’objectif du CSICOP était d’enquêter objectivement en testant rigoureusement ces affirmations. Il s’agissait aussi de publier pour répandre les résultats des enquêtes et développer l’intérêt du public pour les méthodes de « l’enquête scientifique » (scientific inquiry). Plus de précisions sur l’histoire de la création du CSICOP peuvent être trouvées via la page « History of CSICOP » sur le site internet de la revue Skeptical Inquirer (d’après un chapitre de Kendrick Frazier pour The Encyclopedia of the Paranormal publié en 1996). S’il y avait certes eu déjà au 19ème siècle des tentatives d’investigation du paranormal, elles auraient attiré principalement les individus y croyant (Kurtz, 2001) et le CSICOP serait alors la première entité anglophone à être composée principalement de sceptique.

D’après Kurtz (1992), la spécialisation de la science a rendu difficile pour les chercheurs d’avoir le temps de développer l’expertise nécessaire à l’analyse des prétentions astrologiques, ufologiques, parapsychologiques, etc. Le CSICOP, via sa revue Skeptical Inquirer, arrive donc en réponse à un manque et avec la volonté d’un effort pluridisciplinaire. Il s’agit d’essayer de démarquer la science de la pseudoscience dans un champs ne disposant pas encore d’autorité scientifique reconnue. C’est pourquoi Kurtz rapporte avoir reçu une excellente réaction de la part d’une communauté scientifique qui partageait son sentiment d’une société dans laquelle les croyances pseudoscientifiques et paranormales seraient tellement hautes qu’elles entraveraient l’entreprise scientifique. Le CSICOP aurait rapidement été rejoint par des scientifiques mais aussi des philosophes connus et reconnus. Même s’ils étaient principalement des « unbelievers » ne croyant pas au paranormal, leur prétention scientifique leur demandait d’aborder leur sujet de façon impartiale. C’est pour cela qu’en réponse à la demande de s’ils avaient déjà jugés a priori de leurs résultats, le CSICOP énonça les principes suivant : ils essaieraient d’être justes et impartiales, ils analyseraient la cohérence interne et la testabilité des affirmations paranormales, ils considéreraient les données fournies par les promoteurs de ces affirmations, ils jugeraient ces affirmations via leur rapport aux principes et connaissances scientifiques déjà établies, et ils ne laisseraient pas leurs préjugés atteindre leurs examen des rapports de phénomènes anormaux. Deux points importants étaient le critère de réfutabilité de Popper et la nécessité pour les affirmations extraordinaires venant mettre à mal les théories scientifiques déjà confirmées de s’accompagner de preuves extraordinaires.

Le CSICOP fut quand même rapidement accusé d’être fermé d’esprit et de n’être à la recherche de preuves que s’opposant aux phénomènes. Après tout les sceptiques s’assumaient comme non-croyants et Martin Gardner n’hésitait pas à se moquer des affirmations qu’il trouvait ridicules, tandis que James Randi mettait directement en situations compromettantes les médiums et les chercheurs travaillant avec eux. Marcello Truzzi aurait lui voulu qu’on donne place égal aux médiums et à leurs critiques, au sein du Comité et dans leur revue, et qu’on laisse alors le public se faire son propre avis à partir des deux points de vue. Truzzi reçu une motion de censure par le conseil exécutif et parti fonder son propre journal Zetetic Scholar en arguant, d’après ce que nous rapporte Kurtz, qu’il aurait été le seul sceptique vraiment objectif concernant les affirmations paranormales. Il laisse derrière lui The Zetetic qui prend alors le nom de Skeptical Inquirer (voir la page Wikipédia dédiée au magazine) dont Kendrick Frazier devient l’éditeur (Kurtz, 2001).

Cela questionnait si le scepticisme était en fait un équivalent de la non-croyance, ainsi que le champs de l’« enquête sceptique » (skeptical inquiry). Le CSICOP décida en tout cas de se concentrer sur le paranormal qui s’était étendu des phénomènes « psi » à l’ufologie. Il s’agissait d’une part de se concentrer sur les sujets populaires auprès du public et qui ne recevaient pas d’opposition, et d’autre part de rester là où les membres commençaient à développer leur expertise. Les critiques des phénomènes psi étaient aussi philosophiques (analytiques, logiques) mais pour Kurtz le plus important était de se demander s’il existait des preuves empiriques objectives : si c’était le cas, cela relèverait du processus normal d’enquête scientifique de remettre en question nos certitudes et modèles préalables. Être non-croyants ne les empêchait pas d’être curieux, et si par exemple les horoscopes s’étaient avérés efficaces l’étape suivante aurait été de se demander pourquoi. Mais ils estimèrent ne jamais trouver de preuve fiable des phénomènes examinés, et pouvoir en trouver des explications plus naturelles.

Il fut demandé au CSICOP de s’intéresser aux questions religieuses. La réponse du Comité fut qu’ils ne s’intéresseraient qu’aux sujets de recherche pouvant se soumettre à un examen scientifique empirique, par exemple l’authenticité du Suaire de Turin qu’ils montrèrent contrefait. La vérité biblique elle ne pouvait se soumettre à des tests scientifiques. Aussi, il se trouvait que plusieurs associés du CSICOP étaient eux-mêmes croyants : s’ils appréciaient l’examen du paranormal et que la critique de la « spiritualité contrefaite » « New Age » les arrangeait bien, ils s’offusquaient en se sentant menacés par toute tentative critique envers les croyances religieuses. Il n’y avait en effet pas besoin d’être humaniste ou athée pour être critique du paranormal et même un scientifique pouvait se spécialiser sur un sujet sans se préoccuper d’autres. Kurtz lui avait en tant que philosophe conclu à l’absence de fondement de la croyance en Dieu et en l’âme éternelle, et était profondément intéressé par la psychologie de la croyance religieuse : au cours des recherches sur le paranormal, il lui apparu que les deux se rejoignaient, que la croyance religieuse et la croyance paranormale relevaient de la même psychologie de la tromperie et de la même volonté de croire aveuglément. L’étude du paranormal, sur laquelle le CSICOP se concentrerait puisque c’était les seuls à le faire, pouvait donc servir de « test case » ménageant la sensibilité des religieux.

Cela restait difficile pour Kurtz de concevoir qu’on puisse être objectif dans un champs et pas dans un autre. Puisque ce n’était via le CSICOP qu’il pouvait défendre l’application du scepticisme à la religion, il créa en 1980 le « Council for Democratic and Secular Humanism » pour y publier la revue Free Inquiry où il pourrait examiner les prétentions religieuses. C’est donc indépendamment du CSICOP que s’y forma « The Committee for the Scientific Examination of Religion » à l’aide du Professeur Gerald Larue spécialiste des études religieuses. Les prétentions religieuses étaient grandement acceptées aux États-Unis d’Amérique, jusque dans les idéologies politiques, et les questionner appelait donc à la controverse. Même les intellectuels non-croyants hésitaient à s’exprimer publiquement, sous peine d’être activement rejetés. Il apparaissait pourtant que l’enquête sceptique pouvait bel et bien s’appliquer à des affirmations religieuses qui n’avaient jusque-là pas été examinées. Il fallut notamment traiter de la nature scientifique ou non du créationnisme face à la théorie de l’évolution, et donc de sa légitimité au sein de l’école.

« The greater part of humankind seems to crave positive belief about the universe and considers that belief in the supernatural and the immortality of the soul confers a kind of stability to their lives. […] It is a surprise to discover that so many will advocate the use of critical intelligence and skeptical inquiry in general as the most effective instrument for extending human knowledge and well-being, except, that is, when it comes to religion, which continues to be held immune to any kind of skeptical scrutiny. »

Kurtz, 1992, p. 354

Le triste constat fait à l’époque par Kurtz quant à la difficulté sociétale, jusque chez des sceptiques, de joindre la critique religieuse au reste de l’enquête sceptique, peut être relativisé par la création toujours par Kurtz en 1991 du « Center for Inquiry » (CFI) qui permit de faire se rejoindre (sans les fusionner, mais sous un même toit) le CSICOP (renommé Committee for Skeptical Inquiry en 2006) et le Council for Secular Humanism, tout en développant des branches internationales (voir la page Wikipédia dédiée au Center for Inquiry).

Dans un article du Skeptical Inquirer en 2001, Kurtz déclare le mouvement sceptique comme étant un « very significant event in the history of science » puisqu’ayant pour la première fois permis de galvaniser les chercheurs prêts à prendre part à l’évaluation critique des prétentions paranormales. Il y mentionne aussi, après avoir rapidement passé en revue les activités du CSICOP durant les 25 années précédentes (activités centrées sur le parapsychologique, le paranormal et l’ufologie), que les sceptiques furent surpris par la montée des ‘médécines alternatives’ (notamment d’anciennes pratiques venant d’Asie) malgré les succès contemporains de la médecine fondée sur les preuves. Il y pointe également que contrairement aux européens, les sceptiques américains n’ont pas pu profiter d’une tradition anticléricale, bien au contraire.

Le CSICOP aurait pavé la voie à de nombreux scientifiques et sceptiques voulant créer à travers le pays leurs propres groupes locaux. Suivirent les chercheurs étrangers que le Comité visita et aida au mieux à former leurs organisations à travers le monde, et que Kurtz ou Randi visitaient personnellement quand ça leur était possible. Le CSICOP en devenait une organisation internationale, à l’image de la préoccupation pour l’examen critique des prétentions paranormales. Selon Kurtz il existait en 2001 une centaine d’organisations sceptiques réparties dans 38 pays et à l’origine d’un grand nombre de nouvelles revues spécialisées.

Pour Kurtz les humais seraient soumis à une « transcendental temptation », une tendance à accepter la pensée magique. La croyance paranormale répondrait au même besoin que la croyance religieuse, un besoin psychologique et social que les sceptiques doivent comprendre pour chercher comment y apporter une alternative.

Pour finir, il met en garde contre le post-modernisme académique, mais surtout contre les conséquences du développement des médias informatiques et de l’internet : toute l’information (ou désinformation) peut désormais circuler librement sans examen critique, et le paranormal dramatisé attire l’intérêt pécunier des médias de masse. Face à tout cela Kurtz estime que c’est de la responsabilité des communités sceptique et scientifique d’aider à sortir d’une mésinformation qui est destinée à durer.

« Looking ahead, I think that we can expect, unfortunately, that spiritual-paranormal beliefs will continue to lure the public. Although the content of their beliefs may change in the light of criticism, some forms of the paranormal will most likely persist in the future. Skeptical inquirers thus will have an ongoing role to play in civilization. Our mission is to light candles in the dark, as Carl Sagan so eloquently stated, and to become Socratic gadflies questioning the sacred cows of society and cultivating an appreciation for reason. »

Kurtz, 2001

Kendrick Frazier (1996) explique qu’à l’image d’une société savante il est rare que le CSICOP réalise des recherches en son nom : son rôle est de les encourager et faciliter en offrant des ressources et un espace de publication aux universitaires intéressés par l’inclusion de ce travail dans leur activité.

Aujourd’hui le Committee for Skeptical Inquiry, une organisation fondée comme une société savante dotée de son conseil exécutif, de ses membres et de sa revue,  se donne pour mission de promouvoir l’enquête scientifique et critique ainsi que l’examen rationnel des affirmations extraordinaires ou controversées. Pour atteindre ses objectifs, la page About the Committee for Skeptical Inquiry mise à jour en 2019 sur le site internet du Skeptical Inquirer, décrit les moyens suivants :

  • le maintien d’un réseau d’individus intéressés par l’examen critique du paranormal et de la fringe science, ainsi que par l’éducation des lecteurs  
  • la mise à disposition de bibliographies des études rigoureuses déjà publiées
  • l’encouragement d’une recherche objective et impartiale partout où elle est nécessaire
  • l’organisation de réunions et de conférences
  • la publication d’articles qui examinent les affirmations paranormales
  • l’examen attentif de ces affirmations, sans les rejeter avant d’avoir enquêté.

La philosophie d’un sceptique scientifique

« Skepticism, like all things, is good if used in moderation »

Dès le début de son ouvrage The New Skepticism, Kurtz(1992) pose sa vision du scepticisme : il ne s’agit pas d’une impasse épistémologique mais d’un principe méthodologique nous guidant dans l’examen critique des affirmations et des connaissances. Le scepticisme nous évite de nous méprendre et de tomber dans le dogmatisme, mais au-delà de ça, utilisé prudemment, il nous permet d’élargir les frontières de nos recherches et de nos connaissances. Également dès l’introduction est posé que, toujours avec prudence, le scepticisme peut s’appliquer à la vie courante, à l’éthique est à la politique : ce sera le sujet du chapitre 10, avant-dernier de l’ouvrage et intitulé « Politics and Ethical Inquiry ».

C’est de cette introduction que Massimo Pigliucci (2022) s’est servi pour citer la définition du sceptique comme celui prêt à questionner toute prétention de vérité, en recherchant la clarté de définition, la consistance logique et la correspondance aux données. La phrase qui suit directement dans l’ouvrage est la suivante (je traduis) : « L’usage du scepticisme est donc une part essentielle de l’enquête scientifique objective et de la recherche de la connaissance fiable ». Kurtz exprime donc explicitement que pour lui d’une part le scepticisme fait partie de la démarche scientifique et d’autre part, autre face de la même pièce, le « nouveau » sceptique est celui dont le scepticisme est (à la manière du) scientifique.

Kurtz déplore qu’il ne soit pas compris par tous que la science est avant tout une méthode d’enquête : elle est souvent perçue seulement au travers des importantes avancées technologiques qu’elle a permis, quand elle n’est pas carrément conçue comme une nouvelle foi envers les merveilles, dépassant l’entendement commun, de shamans contemporains (les scientifiques). La nature de la science est notamment floutée par la métaphore poétique de la science-fiction. Ni le rôle du scepticisme dans les activités scientifiques, ni l’implication de la science dans notre compréhension du monde et de l’humain, ne sont mis en avant. Pour Kurtz trois hypothèses peuvent expliquer la ténacité des systèmes de croyances religieux et paranormaux : l’existence effective d’une réalité transcendantale, une possibilité pour laquelle le sceptique doit accepter d’examiner les données qui lui sont présentées ; la présence insuffisante de contenus critiques accessibles aux croyants, malheureusement l’humanité semble peu réceptive à ces contenus et ceux qui les émettent ; ou alors une tendance psychologique inconsciente à se nourrir d’illusions surnaturelles, à l’image de la « transcendental temptation » mentionnée précédemment. Kurtz finit son introduction en questionnant rhétoriquement jusqu’où peut s’étendre l’enquête sceptique : il parait évident qu’on peut l’étendre à des prétentions religieuses, mais pourquoi pas aussi aux programmes sociaux et politiques, ainsi qu’aux présupposés éthiques de ce qui formerait une société juste ? Au-delà de ça il convient alors d’être équitable : appliquons les méthodes sceptiques à tous les champs de la connaissance humaine, y compris les controverses naissantes au sein des disciplines scientifiques et des pratiques médicales.

Le scepticisme est source d’outils critiques en philosophie, morale et politique, mais il apporte historiquement plus de questions que de réponses et il est perçue comme une menace pour l’orthodoxie dont il met à jour les doubles standards. Il est pourtant nécessaire à la réflexion, à l’esprit éduqué à la connaissance : poussé à l’extrême il ne peut servir nos intérêts pratiques, mais sans lui nous resterions coincés dans la croyance aveugle. Le scepticisme est la graine de l’enquête, qui nous rend capable de nouvelles idées et d’étendre nos connaissances. Dans le second chapitre de son ouvrage, Kurtz entreprend une revue historique des scepticismes qui ne sont pas le sien et de leurs adhérents. Mais son premier chapitre propose de manière plus intéressante de conceptualiser de manière plus simple et générale trois catégories de scepticismes : le nihilisme, le scepticisme mitigé, et enfin, son nouveau scepticisme qu’il nomme l’enquête sceptique (skeptical inquiry). Pour les intéressés, Kurtz repris en 1994 le début de son ouvrage pour écrire un article « The New Skepticism » au sein du Skeptical Inquirer (le lien vers une version pdf est disponible en bibliographie).

Le premier type de scepticisme que Kurtz rejette est donc celui qu’il qualifie de nihiliste. Il y inclue le « Total Negative Skepticism » ainsi que le « Neutral Skepticism ». Le scepticisme négatif se caractérise par le rejet de la possibilité de connaitre puisque nous n’avons accès qu’à nos sensations sans savoir si celles-ci correspondent au monde extérieur, d’autant qu’elles ne sont les mêmes que celles de notre voisin. C’est un scepticisme qui est donc plongé indéfiniment dans le doute. Même les conceptualisations formelles nous diraient plus sur notre langage que sur la nature de la réalité. Les méthodes pour évaluer les affirmations seraient intrinsèquement circulaires et donc ne permettant pas vraiment d’enquêter. Sur le plan éthique ce scepticisme mènerait à un dangereux relativisme moral où l’on ne se questionne pas : le doute absolu face à toute controverse a pour conséquence le conservatisme. Le scepticisme neutre lui serait toujours nihiliste mais moins dogmatique. Ici c’est toute théorie de la connaissance qui est en elle-même rejetée et le sceptique déclare ne pas en posséder. Trouver un contre-argument à chaque argument n’amène pas ce sceptique à nier la possibilité de connaitre, mais à suspendre son jugement tel qu’il serait agnostique dans tous les domaines. Sa préoccupation est avant tout philosophique et dans la vie courante il tend aussi à suivre la tradition. Cela semble donc en premier un scepticisme académique et un scepticisme pyrrhonien que Kurtz présente sans y adhérer.

Le scepticisme mitigé répond au manque des scepticismes nihilistes de développer des croyances quant aux meilleures manières de vivre et d’agir : quand bien même nos croyances ne puissent reposer que sur des probabilités, nous avons un besoin pratique de développer des connaissances. Le terme mitigated skepticism aurait été emprunté à David Hume. Les fondations de la connaissance sont éphémères ou incertaines et on ne peut se baser que sur les régularités apparentes pour développer les généralisations nécessaires à faire nos choix. Ce n’est épistémiquement pas idéal puisque nous ne pouvons vraiment fonder l’induction, mais on se base au moins sur quelque chose. La morale découle des sentiment de ceux qui acceptent une convention sociale destinée à satisfaire au mieux les désirs de chacun. Les exigences de la vie pratique font donc du scepticisme mitigé un scepticisme partiel : le sceptique se laisse guider par l’habitude plutôt que de suivre jusqu’au bout son constat philosophique.

Kurtz fait alors un point sur la non-croyance ou la croyance négative, puisque le terme skepticism aurait parfois été utilisé comme synonyme de unbelief ou de disbelief, notamment relativement à la religion et au paranormal. Il distingue deux situations : la conviction que faute de preuve il n’est pas raisonnable de considérer qu’une affirmation est vraie, versus le rejet a priori d’une croyance sans en avoir examiné les fondements, une position traitée de dogmatique par ses critiques. Le sceptique non-croyant n’est pas simplement agnostique, il est athée, rejette notamment l’existence de Dieu et ne voit que du charabia dans le discours transcendantal. Ce scepticisme non-croyant est généralement le découlement naturel d’une position matérialiste préalable. De fait le sceptique n’est vraiment dogmatique que si sa non-croyance se base sur une forme de doctrine plutôt que sur un fondement rationnel. Certains sceptiques rejettent a priori les phénomènes psi (perceptions extrasensorielles, clairvoyance, précognition, psychokinésie, médiumnité) pour leur violation des lois physiques considérées comme bien établies, d’autres les rejettent parce qu’ils n’ont pu obtenir de données probantes jugées suffisantes. Ainsi le nouveau sceptique, dont on verra la propre philosophie juste ensuite, tombe dans le dogmatisme s’il refuse d’examiner les données qui lui sont tendues par les promoteurs du paranormal, ou s’il estime un jour que la science est arrivée à son point final. Celui qui se contente de ne pas croire au paranormal à cause de sa préconception du monde est un aparanormalist, Si il ne se demande pas pourquoi il pense ce qu’il pense, tel qu’il estime (à juste titre) qu’un croyant devrait le faire, ce n’est pas un sceptique, un enquêteur ouvert d’esprit, mais un debunker qui persuadé d’avoir la non-vérité (Non-Truth) se ferme à toute nouvelle découverte.

Enfin, sans surprise maintenant, le troisième type de scepticisme, ce fameux new skepticism, est nommé par Kurtz « Skeptical Inquiry », une appellation que l’on peut trouver guère novatrice puisque la notion d’enquête était déjà présente dans l’Antiquité, mais que Kurtz va justifier. Je le répète clairement : son nouveau scepticisme rejette le nihilisme, le scepticisme mitigé, ainsi que la non-croyance dogmatique. Il a appris de ces scepticismes mais ne se réclame pas de leur continuité. S’il doit découler de quelque chose c’est plutôt du pragmatisme de Charles Sanders Peirce (1839-1914) : contrairement aux anciens sceptiques, le doute de l’enquêteur sceptique n’est pas qu’un état théorique mais une « expression comportementale » qu’il cherche à résoudre. En effet le doute n’est pas un état agréable (on peut ainsi pointer que le doute du nouveau sceptique n’est pas associé à la tranquillité de l’esprit) et donc pas une finalité : c’est au contraire ce qui lance l’enquête sceptique dont l’objectif est de se faire une opinion. Et la meilleure manière de se faire une opinion stable est la méthode scientifique qui se base sur des éléments extérieurs permanents et des hypothèses vérifiées publiquement tout en étant auto-correctrice. La certitude absolue n’est pas nécessaire, il ne faut simplement jamais entraver l’enquête. Aussi pour John Dewey (1859-1952) les méthodes de la science, de l’enquête scientifique, sont d’une part les stratégies les plus fiables pour justifier nos connaissances, et d’autre part ne sont pas réservées au travail scientifique : on les retrouve dans des modes plus ordinaires de pensée, et il faut étendre les méthodes scientifiques à tous les champs où l’on forme des jugements pratiques (éthique, politique, religion). L’esprit scientifique est compris dans un sens large qui chevauche la « pensée critique ».

Le nouveau scepticisme est positif et constructif, c’est ce qui le distingue des anciennes formes de scepticisme : sa motivation n’est plus le doute mais l’enquête dont le doute est devenu un moyen. On passe d’une « analyse critique négative » de la connaissance à une « contribution positive » au développement de cette enquête sceptique. En tant qu’étape essentielle d’un processus d’enquête, ce nouveau scepticisme est une forme de scepticisme méthodologique (pour autant clairement distincte du cartésianisme). Une enquête qui ne mène pas à la non-croyance ou au désespoir. Il ne s’agit pas de douter de tout : le scepticisme méthodique se limite au contexte de notre enquête, et considère que nous développons bel et bien nos connaissances sur le monde. La connaissance est possible et fiable, elle nous permet de prendre des décisions, et s’applique aussi dans les normes éthiques et politiques. Au lieu de contempler l’abyme de l’incertitude comme le faisait Hume, le nouveau scepticisme s’émerveille de la capacité qu’à l’esprit humain à comprendre et contrôler la nature. Le nouveau sceptique n’est pas dogmatique puisqu’il ne rejette pas a priori et laisse toujours la porte ouverte à de nouvelles investigations. Mais son enquête n’est pas un processus infini (qui ne se termine jamais) comme cela pouvait être conceptualisé à l’Antiquité. Le nouveau sceptique rejette l’aparanormaliste dogmatiquement fermé d’esprit, mais n’hésite pas à exprimer le caractère non-prouvé, improbable, voire certainement faux, des affirmations dont il a analysé les justifications. Il accorde une importance particulière à la réfutabilité et au probabilisme : la faillibilisme chers au pragmatiste n’empêche pas la connaissance. Contrairement à l’ancien scepticisme, il contribue à l’avancée des connaissances et de la morale humaine : le terrain est propice à l’heure où la globalisation de la société a amoindri le relativisme culturel. Pour Kurtz il s’agit là carrément d’une philosophie de vie dite positive et constructive (il construit le terme eupraxophy) qui nous permet d’interpréter l’univers et d’atteindre une certaine « sagesse de conduite ». Le nouveau scepticisme ne répond pas à la « philosophie spéculative » mais au besoin commun de connaissance. Il serait donc porteur de plus de sens, et plus justifié : le scepticisme pyrrhonien est aujourd’hui invalidé par le constat de l’avancée des sciences (de même d’après Kurtz que le post-modernisme subjectif), tandis que le nouveau scepticisme dispose de critères méthodologiques pour mettre à l’épreuve les connaissances (les observations empiriques, les standards logiques, les mises à l’épreuve expérimentales). On le répète, l’enquête sceptique peut s’appliquer à de nombreux domaines : des disciplines comme l’archéologie, la linguistique et l’histoire ont permis de mettre à mal les révélations des textes sacrés.

Tout en ayant pendant longtemps centré le CSICOP autour des sujets dits paranormaux, Paul Kurtz a donc toujours conçu plus largement son nouveau scepticisme. D’autant que ce scepticisme (à la manière du) scientifique, quand bien même il soit favorisé par la maîtrise des considérations méthodologiques et épistémologiques que Kurtz passe en revue pour discuter de ce qui fait une connaissance fiable, n’est pas l’apanage du chercheur de métier : la science ne serait pas totalement distincte du « sens commun » (common sense, on dira plutôt « bon sens » en français). Kurtz conçoit en effet la méthode scientifique comme une sophistication des raisonnements critiques que nous mettons spontanément en place pour interagir efficacement avec notre environnement. Sans examen préalable de ce dernier on ne saurait comment adopter les comportements permettant notre survie : cette efficacité pratique porte un poids épistémique que la philosophie théorique serait de mauvaise foi de rejeter (on voit toujours l’influence des pragmatistes chez Kurtz, pour qui la croyance est un moteur poussant à l’action). Nous induisons et déduisons. Spontanément les grands primates récoltent des données, infèrent et tests leurs réactions. La recherche de la connaissance comme une croyance vraie serait ancrée dans nos mécanismes d’adaptation. On constate par leurs conséquences que certains mécanismes sont meilleurs que d’autres. L’enquête scientifique pousse les méthodes ordinaires de l’intelligence critique en recherchant les perceptions, inférences et conséquences les plus précises et exactes possibles. Mais les types de méthodes n’ont pas été « dream […] out of thin air ». Kurtz met simplement en garde face à l’idée que le « sens commun » serait celui des coutumes, tel que le penseur original serait accusé d’en manquer et que les nouveaux raisonnements seraient automatiquement rejetés. Pour Kurtz « commun » signifie partagé par l’espèce humaine, l’être humain peu importe son niveau d’éducation. Ainsi le bon sens n’est pas un ensemble de croyances (la science peut rejeter les doctrines populaires) mais une méthode de discernement qui base les croyances sur les données concrètes d’une situation, des raisonnements et des inférences suivant les principes de la logique, et sur l’efficacité des dites croyances jugée par leurs conséquences. Nos rêveries spéculatives peuvent redescendre sur Terre grâce aux outils aiguisés du bon sens, et les méthodes exigeantes de l’enquête sceptique détermineront s’il s’agissait de pure fantaisie ou de fenêtres ouvrant vers de nouvelles connaissances du réel.

L’enquête sceptique, éthique et politique

Si nous désirons des connaissances, ce n’est souvent pas pour elles-mêmes mais pour les objectifs qu’elles nous permettent d’atteindre, qu’il s’agisse d’être heureux, d’être puissant, ou de comprendre le divin. Peut-on alors dire ce qui est bon en soi, y a-t-il une « vérité éthique » ? Paul Kurtz consacre la quatrième et dernière partie (chapitres 9 à 11) de son ouvrage The New Skepticism à l’enquête éthique puis à l’enquête politique. Il rapporte une longue tradition philosophique, des sophistes à Hume, ne considérant les jugements éthiques pas au-delà de sentiments subjectifs et donc impossibles à fonder rationnellement ou scientifiquement. On ne pourrait faire une critique raisonnée ou trouver des standards objectifs : Kurtz souhaite montrer le contraire à l’aide d’une « modified naturalistic and situational theory ». Son chapitre veut donc répondre aux arguments s’opposant à la possibilité d’une connaissance éthique. Pour cela il conceptualise à nouveau trois catégories : le nihilisme éthique, le scepticisme éthique mitigé, et l’enquête éthique.

Kurtz commence par accorder au sceptique de l’éthique qu’on ne peut pas découvrir la morale en observant l’univers indépendamment de l’expérience humaine. Cette vision transcendantale ne sert qu’à justifier la morale bien humaine d’une culture en la déclarant provenir des dieux, et les sceptiques ont donc raison de se méfier des prétentions de fondement théologique de la morale qui répond à des besoin humains. Le réalisme moral de Platon n’est pas meilleur en supposant que la tâche de la raison humaine serait seulement de découvrir des idées morales éternelles. Les sceptiques négatifs de l’éthique rejettent de même les tentatives de trouver la morale dans une « loi naturelle » de l’histoire humaine. Pour Paul Kurtz il reste qu’une distinction est importante à faire : le relativisme de l’institution humaine n’impliquerait pas nécessairement le subjectivisme. On pourrait être à la fois relativiste et objectif. Or pour le nihiliste qui réduit la morale au sentiment, la justice ne serait en elle-même rien de plus que l’intérêt du plus fort. Kurtz rejette donc au passage l’émotivisme des positivistes logiques, pour qui la nature non descriptive des termes éthiques empêchait de les définir. Kurtz ne veut pas se contenter de l’impasse du subjectivisme, le nihilisme éthique n’étant pas une posture que l’on puisse tenir en pratique : il doute que nous réduisions réellement notre éthique à notre subjectivité sentimentale sans que quelconque critère cognitif n’entre en jeu. En quoi le monstre est-il différent du martyr, l’égoïste de l’altruiste ? S’il n’y a vraiment pas de standard objectif alors on peut tolérer le barbarisme ou tomber dans une « utter absurdity » où tout se vaut. Ce n’est pas seulement par peur de la punition qu’on ne commet pas de crime et ce n’est pas sans justification que nous faisons la critique morale d’un tyran ou d’un philanthrope. Pour Kurtz, les tenants d’une position nihiliste ne font que montrer leur ignorance du sujet et leur manque de maturité morale. Si certaines situations morales sont difficiles à trancher, il n’y a pas lieu d’en inférer une « suspension universelle du jugement éthique » : la neutralité éthique est également une erreur. Celui qui se déclare agnostique a certes l’avantage de s’opposer au dogmatisme ou au fanatisme moral, son scepticisme éthique est un antidote à l’autoritarisme. Mais il reste dans l’erreur en ne considérant pas l’étendue de la connaissance éthique que l’espèce humaine aurait, selon Kurtz, déjà produite.

Le sceptique éthique mitigé lui reconnait à la fois que les sentiments sont à la source des valeurs humaines, mais que cela laisse quand même de la place au raisonnement critique et au contrôle. Les hommes veulent avant tout réaliser leurs désirs, mais savent que ce n’est pas possible en société. Les individus rationnels sont donc prêts à restreindre leurs passions en signant un contrat sociétal : le bien social, qui se manifeste par des lois, est un critère pertinent car la paix est dans l’intérêt de chacun. Les règles éthiques sont ouvertes aux critiques raisonnées et se justifient par le constat de leur efficacité (ce qui rappelle ce qu’on a pu voir au sujet des connaissances). Il reste qu’une chose est jugée bonne ou mauvaise selon le sentiment positif ou négatif qu’elle nous évoque : Hume était également un sceptique de l’éthique car il pointait que la raison ne pouvait résoudre les questions morales par elle-même, car un saut était toujours effectué entre ce qui est et ce qui devrait être. Ce saut amène à une conclusion qui n’est pas obtenue logiquement à partir de ses prémisses, mais qui reflète les sentiments de l’individu. Cela fit de Hume un conservateur, qui faute de guide moral se devait de suivre la conduite coutumière. Un argument des émotivistes au scepticisme mitigé était que les désaccords moraux dégénéraient souvent en des disputes irrésolvables, contrairement aux désaccords sur les croyances qui pouvaient se réglaient par l’analyse rationnelle et empirique des faits. Leur scepticisme restait mitigé car, même si deux individus peuvent maintenir un désaccord à cause de prémisses différentes (par exemple leur vision de la douleur), leur position reste réflexive. De fait, dès lors que la position d’un sceptique mitigé est basée en partie sur des croyances quant à la réalité (par exemple les conséquences de la peine de mort sur le taux de criminalité d’un État), ce sceptique mitigé sera prêt à changer sa position morale si on lui montre qu’il s’était trompé quant aux faits qu’il considérait dans son raisonnement. Le sceptique mitigé peut ainsi bel et bien argumenter rationnellement avec son interlocuteur. Car par exemple, même en admettant que le critère moral d’un individu soit subjectif, il doit rester cohérent en s’appliquant de la même façon quel que soit le sujet. Si quelqu’un se rend compte qu’une conséquence d’un de ses principes moraux lui déplait, il peut revoir sa position sur cette conséquence ou retravailler son principe moral. Mais même les sceptiques mitigés admettent quand même que tout repose sur des bases irrationnelles, de nombreux postulats étant sans quelconque justification cognitive allant au-delà du sentiment de répulsion. Craignant le piège épistémique certains sceptiques de la morale se laisseraient donc tomber comme Hume dans le biais conservateur de la coutume protégeant la société, tandis que d’autres assumeraient de se laisser guider politiquement par leur gout personnel, faute de toute façon qu’une preuve rationnel soit possible pour les guider.

L’enquête du nouveau sceptique, elle, refuse d’abandonner la cognition. La quête du jugement éthique est pour l’enquêteur la continuité de celle de la connaissance fiable, car nos choix sont dépendants de notre connaissance de nous et du monde. Le nouveau sceptique se veut rationnel sans prétendre que ses décisions éthiques seraient basées sur des principes absolus. En effet les règles éthiques seraient à considérer dans un contexte sociétal : il ne s’agit pas de déblatérer des réflexions abstraites mais de répondre aux besoins concrets d’actualité. Le nouveau sceptique a besoin d’une connaissance pratique pour évaluer les situations et établir comment agir. Certes, certaines sagesses pratiques pourront être étendues à des situations similaires, mais c’est sur le fait d’une situation demandant à agir que l’individu doit être capable de juger avec prudence et de clarifier ses valeurs et principes qui peuvent s’avérer entrer en contradictions. L’individu doit considérer la multitude des informations en jeu et garder un esprit ouvert et réflexif pour trouver la voie d’action la plus appropriée. Nous l’avions déjà vu précédemment avec l’influence du pragmatisme : l’objectif final du nouveau sceptique, qualifié par Kurtz d’enquêteur en cela qu’il recherche la connaissance à la manière du scientifique, est de prendre des décisions et d’agir sur le monde, ce n’est pas simplement de le décrire ou de poser la vérité formelle. L’ingénieur comme le médecin nécessitent des connaissances pour savoir par quels moyens arriver à leurs objectifs, et le scepticisme technologique ne fait aucun sens à l’heure où les principes technologiques sont vérifiés par leur mise à l’épreuve expérimental. L’enquêteur éthique va lui aussi nécessiter sa raison pour trouver les moyens permettant d’arriver à ses objectifs, mais il convient donc d’éclairer d’abord d’où les objectifs en question peuvent provenir au-delà de nos sentiments. Pour Kurtz nous possédons déjà un ensemble de principes éthiques : ce sont des croyances que nous allons devoir traiter comme hypothèses pour pouvoir les tester. D’après lui les besoins primaires de l’humain ont déjà conduit à l’élaboration d’une décence commune qui serait transculturelle et dont il aurait déjà établi les bases dans un ouvrage quelques années auparavant : l’honnêteté, la fiabilité, la volonté de bien faire, et l’équité (qui inclue la gratitude, la responsabilité, la justice, la tolérance et la coopération). Ces principes, bien qu’ils soient généraux et puissent rentrer en conflit en situation pratique, seraient partagés par les religions et par les athées. Le point de Kurtz ici est simplement que l’humanité aurait déjà atteint certaines bases morales généralement acceptées. Et les besoin primaires de l’humain fonderaient des objectifs moraux non subjectifs : la survie, la santé, le développement biologique, le lien affectif, l’appartenance sociale, la confiance en soi, l’autonomie, la créativité et le raisonnement cognitif. Kurt n’exclut pas que l’on puisse questionner la décence commune, il la voit non pas comme des normes absolues mais comme un guide dont l’enquête réflexive établira la meilleure application à une situation donnée. Pour Kurtz les individus sacrifiant un besoin au profit d’un autre, en s’en prenant aux autres ou à eux-mêmes, ne sont pas des contre-exemples. Ces individus manqueraient simplement de développement moral et, de même que l’existence d’individus pour diverses raisons incapables de faire des calculs mathématiques ne remettrait pas en question les vérités mathématiques, les individus incapables de prudence morale nous en apprendraient plus sur eux-mêmes que sur l’existence ou non de vérités éthiques. Malgré la multiplicité des éléments personnels amenant en pratique un individu à faire des choix relatifs et contextuels, des propriétés éthiques généralisables nous permettraient l’empathie face aux dilemmes moraux des protagonistes de toutes les époques. Aussi, à la manière de nos connaissances, nos valeurs et principes moraux peuvent être évalués par leurs efficacités et par comparaison aux alternatives possibles. Il faut donc atteler notre raisonnement à déterminer les vraies conséquences de nos actions sur nous et les autres. Car le jugement réflexif peut nous mener, par la considération de tous les éléments potentiellement en jeu, à un choix différent de celui qui paraissait de prime abord celui qui nous apporterait le plus de plaisir (dans le passage commenté ici Kurtz mentionne à nouveau la philosophie de Dewey). Les sentiments restent pertinents dans le processus, mais la décision finale dépend aussi de nos considérations cognitives. Kurt considère ainsi que la différence entre une croyance prescriptive et une croyance descriptive n’empêche pas que dans les deux cas nous cherchions à justifier nos croyances en considérant les données, la cohérence, les conséquences, et le champs des principes préalablement évalués. A la manière de la vérification empirique de l’efficacité d’un médicament qui nous en fait tirer une recommandation prescriptive, notre expérimentation des conséquences du mensonge nous ferait recommander l’honnêteté. Que le « devrait être » ne puisse certes pas, Kurtz l’admet toujours, être déduit du « être », n’empêche pas qu’il puisse découler d’un processus intelligent d’évaluation. Le raisonnement moral n’est pas l’application de recettes simples, mais la complexité et multiplicité des éléments en jeu dans une situation réelle n’implique pas l’impossibilité mais au contraire la nécessité d’une approche rationnelle. Pour Kurtz on peut donc dire qu’il y a en situation des choix « plus raisonnables » que d’autres. En effet la connaissance éthique est à l’image du reste de la connaissance : elle a un degré de probabilisme et un degré de faillibilisme. Nous devons reconnaitre la variété des valeurs et des styles de vie. La sagesse moral reconnaitrait que la vie humaine est pleine d’incertitudes, d’accidents, de paradoxes, de dilemmes et de puzzles, et que pourtant, nous ne pouvons justement échapper à faire des choix. Si parfois aucun des choix disponibles n’est idéal, nous pouvons rester inspirés par les accomplissements historiques de l’espèce humaine pour continuer à essayer d’atteindre, certes pas le meilleur, mais déjà le mieux, au regard de nos limites et opportunités. L’enquêteur doit être prêt à revoir ses croyances face à de nouvelles données : cela inclut l’introduction de nouveaux principes éthiques. Les droits humains se sont positivement développés au cours de l’histoire, et pourtant il reste des individus pour adopter une position morale fanatique ou dogmatique, qui devient particulièrement dangereuse lorsqu’elle cherche à légiférer, et dont le scepticisme bien dosé est l’antidote. L’enquête sceptique éthique doit se porter sur les valeurs des autres comme sur nous-mêmes pour nous apprendre à tolérer voire apprécier la diversité et la liberté des styles de vie. Bien sûr il ne s’agit pas de tolérer tout et n’importe quoi et nous gardons le droit d’objection critique envers les non-sens prétendument vertueux et les pratiques que nous pensons basées sur des idées fausses. Pour Kurtz nous pourrions en tout cas peut-être vivre dans un meilleur monde si l’enquête remplaçait la foi, que la réflexion remplaçait la passion et donc que la discussion pouvait remplacer la force.

Des considérations éthiques du nouvel enquêteur sceptique découlent les considérations politiques. L’État régule notre vie comme aucune autre institution sociale. Il est en mesure de nous nuire ou de combler les besoins humains. La politique s’accompagne du conflit. Les dérives fascistes du vingtième siècle rendent aisé de réfuter le nihilisme ou subjectivisme politique. Les sceptiques mitigés admettent la nécessité de travailler ensemble et que les principes judiciaires devant être développés soient guidés par la prudence rationnelle et l’efficacité pratique. L’enquêteur sceptique applique sa méthode à toutes les pratiques des institutions, il prend sainement garde aux abus de pouvoir et recherche les solutions les plus sages aux objectifs de la société. L’enquêteur sceptique se méfie notamment des fictions idéologiques et des concepts abstraits, dont l’histoire du siècle a illustré les dangers. La prétention à détenir le chemin vers la vérité ou la gloire ne doit pas servir à légitimer l’imposition du pouvoir. Nous avons toujours besoin des critiques sceptiques face aux affirmations des leaders politiques porteur d’une mission. L’enquêteur sceptique voit à travers les tromperies du langage et des symboles de la fierté nationale, particulièrement quand l’utilisation de symboles religieux pousse au sacrifice ou à la violence. Malheureusement selon ce que nous rapporte Kurtz ici, la majorité des sceptiques n’oseraient pas s’opposer au chauvinisme ou aux guerres lancées au nom de la nation, par peur qu’ils soient catalogués de non patriotiques. L’humanité aurait tendance à se laisser happer par les mouvements de masse et les mouvements extrémistes promettant le remède à tous les mots de la société. Or ceux-ci réclament la foi aveugle et le front commun. Le mouvement de masse appel la passion et répond à des besoins psychologiques de l’individu. L’enquêteur sceptique est lui celui qui ne veut pas se laisser embarquer par la folie du moment mais qui faisant ainsi s’offre à l’ostracisation des adhérents pour qui ceux qui ne sont pas avec eux seraient automatiquement contre eux. Selon Kurtz les processus de conversion et de déconversion seraient similaires entre les mouvements politiques et religieux. Les « lois naturelles » sont invoquées pour restreindre les libertés. Les « droits naturels » sont invoquées pour justifier de renverser le gouvernement, mais le sceptique détecte le manque de base épistémologique dans ce qui n’est pas forcément intuitivement reconnu par tous et qui emploie des termes trop abstraits pour que leur interprétation ne fasse pas débat. Le nouveau sceptique est pour les droits humains, mais ceux-ci doivent être épistémologiquement fondés et donc mis à l’épreuve empiriquement. Par sa critique des théories abstraites Kurtz en vient à rejeter le libertarianisme économique comme le marxisme aux prétentions trop grandioses pour ses « généralisations réductrices ». Les confrontations idéologiques favorisent les prises de positions extrêmes et les angles morts pour finalement n’apporter que peu aux citoyens dans le besoin. L’enquête sceptique ne souhaite pas la déconstruction de la politique, qui est utile à la société, mais la réflexion et l’humilité des personnes en charge. La prétention de vérité politique n’est elle aussi rien de plus qu’une hypothèse à tester et à juger par ses conséquences. L’hypothèse politique doit être cohérente avec les autres règles de conduite déjà jugées raisonnables, et être jugée comparativement à ses alternatives. On forme ainsi un ensemble de connaissances, en l’occurrence politiques, qui guident les futures conduites, et on fait autant que nécessaire appel aux connaissances des scientifiques sans pour autant tomber dans la technocratie. Aucun parti politique ne pouvant détenir une vérité absolue, le pouvoir doit être réparti démocratiquement, et l’expérience viendrait confirmer la valeur du modèle démocratique. Les droits de l’humain, que Kurtz énumère et qualifie d’essentiels, ne sont pas évalués par leurs provenances mais par les résultats concrets de leur mise en place. Nous devons les respecter car les sociétés ne l’ayant pas fait ont souffert de plus d’injustices et de cruautés que les autres. Le partage des besoins implique de vivre en harmonie. Les droits humains ne nécessitent pas d’être formellement prouvés pour être raisonnables. Nous pouvons appeler à la compassion comme à la réflexion pour les soutenir. C’est aussi par la coopération internationale que nous pourrons résoudre les problèmes du futur comme l’épuisement des ressources. L’application des méthodes démocratiques demandera un électorat éduqué, averti et souhaitant exercer sa réflexion.

Pour résumer

Dans la seconde moitié du vingtième siècle le philosophe Paul Kurtz, inquiet de l’étendue des croyances étranges et pseudoscientifiques, réunit scientifiques, philosophes et critiques du paranormal pour mettre en place une organisation commune qui possédera sa propre revue et aura pour objectif d’étudier scientifiquement les sujets marginaux auxquels seuls les tenants consacraient jusqu’alors du temps. Il conçoit alors un « nouveau scepticisme », dont l’enquête critique s’inspirerait des méthodes scientifiques et permettrait, contrairement au scepticisme antique, de développer nos connaissances. Ce scepticisme (à la manière du) scientifique serait donc lui positif, productif, il rejette les anciens scepticismes qualifiés de négatifs quant à la possibilité de connaitre et leur préfère le courant pragmatiste développé aux États-Unis à la fin du dix-neuvième siècle. L’enquête du nouveau scepticisme pourrait s’appliquer aux prétentions scientifiques mais aussi à la religion, à l’éthique et à la politique, des sujets que nombre de nouveaux sceptiques seraient pourtant hésitant à aborder notamment par peur des retombées sur leur intégration sociale. C’est donc pendant longtemps via des organisations clairement distinctes que Paul Kurtz traita des prétentions paranormales et des prétentions religieuses. Pourtant ce nouveau projet sceptique n’est pas qu’épistémique : il répond à l’objectif morale et sociétal d’un humaniste séculier. Kurtz souhaite l’apparition d’« eupraxophers », des généralistes de la connaissance scientifique qui à l’aide d’une approche critique chercheront à la fois la sagesse dans ce que les connaissances les plus fiables nous font savoir de l’homme et la nature, et ce que nous pouvons tirer de cette sagesse dans la vie pratique pour nous mener vers l’« eupraxie », la « bonne conduite ». Le mouvement lancé par Paul Kurtz et ses confrères encouragea le développement de nombreuses autres organisations à travers le monde, sceptiques du paranormal ou s’opposant à la pseudoscience en souhaitant le développement de la pensée critique des citoyens.

Paul Kurtz

En savoir plus

Frazier, K. (1996). History of CSICOP. Skeptical Inquirer. https://skepticalinquirer.org/history-of-csicop/

Kurtz, P. (1992). The new skepticism : Inquiry and reliable knowledge. Prometheus Books.
Kurtz, P. (1994). The new skepticism. Skeptical Inquirer, 18, 134‑141. https://cdn.centerforinquiry.org/wp-content/uploads/sites/29/1994/01/22165133/p24.pdf
Kurtz, P. (2001). A Quarter Century of Skeptical Inquiry. Skeptical Inquirer, 25(4). https://web.archive.org/web/20080305043319/http:/csicop.org/si/2001-07/kurtz.html

Pigliucci, M. (2022, 10 septembre). Skepticism as a way of life. 19th European Skeptics Congress, Vienne(Autriche).

Skeptical Inquirer. (2019). About the Committee for Skeptical Inquiry. Skeptical Inquirer. https://skepticalinquirer.org/about/

Center for Inquiry. (2023). Dans Wikipedia. https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Center_for_Inquiry&oldid=1142345600

Committee for Skeptical Inquiry. (2023). Dans Wikipedia. https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Committee_for_Skeptical_Inquiry&oldid=1149317927

Skeptical Inquirer. (2023). Dans Wikipedia. https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Skeptical_Inquirer&oldid=1146410679

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