À lire avant cet article : Esquisses de scepticismes
Dans l’Antiquité comme de nos jours, nous retrouvons associée à la notion de scepticisme celle de « suspension du jugement » qui semble au moins parfois avoir une importance particulière. On en présentera ou rappellera ici les conceptions philosophiques, puis celles de sceptiques scientifiques, de sorte à pouvoir les comparer.
Sextus dans ses Esquisses Pyrrhoniennes rapporte cinq « modes » ou « tropes » menant à la suspension du jugement. Le premier constat est l’incertitude marquée par les différences d’opinions entre les philosophes et entre lesquelles on ne saurait trancher. Le second, dit de la « régression à l’infini » est que toute preuve repose sur des bases nécessitant elles-mêmes d’être prouvées (sans que l’on ne puisse donc jamais aboutir à des bases certaines). Le troisième est que toute perception est relative à un point de vue, donc que nous ne pouvons pas nous prononcer sur la nature de la chose perçue (cela rappelle les tropes de Aenesidemus). Le quatrième est la tendance du dogmatique qui face à l’argument de la régression assume simplement l’hypothèse qu’il juge bon de considérer et qui lui est nécessaire. Le cinquième, dit « diallèle », correspond à qu’on appelle aujourd’hui le raisonnement circulaire.
Ces tropes mis en place dans sa vie personnelle par Sextus, et découlant sans qu’il ne le crédite du « trilemme d’Agrippa » (Vázquez, 2019), ne sont pas de simples constats comme je les ai appelés, ce sont des outils dialectiques liés entre eux pour former un processus complet ne pouvant que se poursuivre en boucle ou aboutir à la suspension du jugement.
Pour le pyrrhonien la suspension du jugement s’ancre dans un mode de vie, c’est un état stable et une heureuse fatalité lui permettant la tranquillité de l’esprit. Et même quand il se veut enquêteur le sceptique antique est destiné à continuer de chercher.
Saut dans le temps. Si Montaigne on l’a vu, était critique de la connaissance humaine (au profit de la révélation catholique, élément évidemment absent à l’Antiquité) et réutilisait des arguments pyrrhoniens, sa finalité n’était pas la suspension du jugement. Cela ne l’empêchait pas de revendiquer l’« epecho » mais dans un processus distinct ne commençant pas par l’opposition de discours contraires qui s’avéreraient de forces égales et n’aboutissant pas à la tranquillité de l’esprit. Le doute qu’il encourage l’élève à adopter est conçu comme libérateur, il s’oppose donc au dogme comme chez le pyrrhonien, mais pour permettre l’ouverture d’esprit et le plaisir de l’adhésion à de nouvelles idées qui changeront au cours de la vie et de l’histoire. La prétention au vrai n’est pas nécessaire pour accorder un intérêt temporaire à du vraisemblable.
Pour Descartes, critique des jugements que l’on fait de nos perceptions, la moindre suspicion est intolérable : puisqu’il ne veut accorder son jugement qu’à ce qui est certain, il le suspend sur l’ensemble de ses connaissances. Mais lui ne souhaite pas s’arrêter là, son doute systématique est la prémisse nécessaire à la reconstruction d’une méthode qui permettra cette fois d’obtenir une vraie connaissance.
Pour Hume, il n’y a pas d’échappatoire, le problème de l’induction est insolvable et la philosophie devrait donc théoriquement nous mener à la suspension absolue du jugement. Mais s’il sait donc qu’il ne peut pas y avoir de connaissance formellement certaine, il pense aussi savoir que l’humain ne peut pas fonctionner sans croyance. Dire que l’humain devrait suspendre son jugement n’est donc pas une option réaliste. De fait, Hume conseille une approche empirique dans laquelle les croyances se proportionnent aux données apparentes. Les outils sceptiques n’impliquent plus la suspension du jugement, ils servent à éviter la précipitation du jugement.
Russel lui ne conçoit pas la suspension du jugement comme une règle ou une finalité. Il s’agit simplement d’une propension préférable quand les désaccords entre les experts d’un sujet, ou le manque de données, nous empêchent de nous former une opinion éclairée.
L’absolutisme de la suspension du jugement semble donc s’être effacé au cours de l’histoire philosophique, de même que son rôle au sein de la triade Isosthénéia / Epokè / Ataraxia. Nous allons donc maintenant voir ce qu’il en est chez des sceptiques scientifiques.
Rappelons d’abord que Merton a en premier repris le terme pour concevoir sa suspension temporaire du jugement comme norme de l’éthos scientifique, ou plutôt comme outil accompagnant la norme du scepticisme dit organisé. Les scientifiques ont besoin d’un examen critique partagé au sein de leur institution. Suspendre temporairement son jugement pour se poser des questions est un processus méthodique qui sert l’obtention de connaissances. On est ici sur un credo non pas de vie mais propre au cadre scientifique. Un processus qui n’a plus rien à voir avec la triade susmentionnée et dans lequel on ne questionne pas la possibilité de connaitre.
Dans le cinquième chapitre de The New Skepticism, « Objectivity and the Ethics of Belief », Paul Kurtz, pour qui les méthodes de l’enquête et ses critères (la réfutabilité, l’expérimentation, la réplicabilité, la cohérence, la prédiction, le faillibilisme et l’ouverture d’esprit) s’appliquent tant en science que dans la vie ordinaire, admet comme problématique importante de l’enquête sceptique de déterminer si oui ou non nous devrions suspendre notre jugement face aux affirmations sans justification suffisante. Il cite donc Russel pour qui nous l’avons vu il est indésirable de croire ce qui ne repose sur rien. Puis W.K. Clifford pour qui ce serait toujours une erreur de croire au-delà des données disponibles. La règle de Russel ne mènerait à suspendre notre jugement que quand une chose ne repose sur rien : d’un côté, il serait difficile de contredire cela, de l’autre, il serait difficile d’imaginer une situation dans laquelle il n’y aurait réellement pas le moindre indice ou la moindre inclinaison rendant la règle impraticable. La règle de Clifford ne rencontrerait pas ce problème puisque c’est tout indice insuffisant qui est rejeté, néanmoins William James y aurait répondu en prônant le droit de croire et la nécessité parfois de faire un choix sur la base de peu de preuves. Suspendre son jugement à la manière d’un agnostique est donc critiqué. Kurtz reconnait qu’il serait difficile de vivre en considérant ne rien savoir. Il critique cependant ceux qui, confrontés à de nouvelles preuves contraires à leur croyance, ne feront que réaffirmer cette dernière. En fait la majorité des gens tendraient à se rationaliser et, non pas à soutenir de croire sans preuve, mais à croire qu’il y aurait plus de preuve en faveur de leur croyance qu’il n’en existe réellement. Pour Kurtz c’est une nécessité que l’humanité développe ses connaissances scientifiques et il faut donc combattre les « détracteurs irrationnels ». Malheureusement il ne pourrait établir de règle simple et applicable quelque soit le contexte pour déterminer quand une croyance serait suffisamment étayée pour pouvoir s’affirmer. D’autant que les preuves formelles sont rares. L’enquêteur sceptique réfléchit donc en termes de probabilité, de degré de certitude, et cherche les croyances dont les preuves seraient suffisantes pour que toute personne raisonnable les accepte. Faute de certitude absolue nous avons tout de même des certitudes au-delà du doute raisonnable. Les méthodes nécessaires et suffisantes à cela varient selon ce que l’on cherche à évaluer. Quand des théories scientifiques entrent en compétition il est souvent difficile de déterminer la plus raisonnable et l’enquêteur suspend alors son jugement dans l’attente des résultats de futures recherches. Mais par exemple en médecine le soignant n’a pas toujours le temps de faire cela et doit chercher à faire au mieux dans l’urgence de la situation, c’est-à-dire avec les meilleures données disponibles en considérant les examens qui ont eu ou non le temps d’être réalisés. Des situations similaires se trouvent dans la vie ordinaire ou militaire et on en revient à la nécessité de faire des choix ou de tâtonner à nos risques et périls. Néanmoins ce sont des situations où nous établissons des conjectures, pas des situations où nous formons nos croyances. Reste que la règle de Clifford serait un idéal raisonnable mais inatteignable, notamment parce que deux enquêteurs peuvent ne pas s’accorder sur la nature adéquate ou suffisante des preuves disponibles. Ils peuvent aussi rester insuffisamment convaincus pour prendre une décision. Puisque la croyance correspond toujours uniquement à un degré de certitude, Kurtz conseille d’admettre que nous avons examiné la situation et lui accordons tel degré de probabilité. Si nous nous sommes mépris, le jugement peut de toute façon être revu à la lumière des nouveaux indices. Quand les indices à notre disposition personnelle sont minces et vagues, nous pouvons suspendre notre jugement tout simplement en admettant que nous ne savons pas. Nous devons agir avec ce qui nous parait le mieux dans l’urgence pratique, mais il n’y a aucun mal à suspendre notre jugement sur les sujets qui nous intriguent, quand bien même notre intuition puisse pencher d’un côté. Dans les domaines éthiques et politiques où Kurtz conçoit son scepticisme comme particulièrement pertinent, et où les affirmations sont brandies en réclamant notre dévotion (et notre opposition au camps adverse), ce serait le début de la sagesse que de reconnaitre les raccourcis que nous prenons pour faire au mieux avec ce que nous avons, plutôt que d’insister prétentieusement sur la justesse de nos croyances. La suspension du jugement fait donc pour Kurtz partie du processus de jugement précis de nos croyances, en tant qu’étape passagère ou en tant que résultat potentiellement définitif mais restreint à un sujet précis. C’est une marque d’humilité épistémique qui, quand elle est matériellement possible, est encouragée. Néanmoins c’est souvent juste un jugement absolu que nous devons suspendre, et le nouveau sceptique perçoit une graduation entre la preuve et l’absence de preuve.
Marcello Truzzi, en considérant nécessaire de rappeler le principe de la charge de la preuve et le fait qu’une absence de preuve n’est pas une preuve d’absence, considérait surement que les autres sceptiques scientifiques ne suspendaient pas suffisamment leur jugement, en portant des jugements négatifs là où ils n’avaient pas suffisamment d’éléments pour juger.
Le chapitre sur Henri Broch s’est clos par une citation dans laquelle il exprime que la capacité à « différer son jugement » serait une « marque de sagesse ». On notera donc par le mot « différer » que pour Broch la suspension est outil temporaire.
Pour Bunker D, la suspension du jugement fait partie de la méthodologie du sceptique scientifique. Ce n’est pas une étape menant à la tranquillité de l’esprit (le travail du sceptique scientifique est loin de lui apporter une vie tranquille). C’est un outil consistant à essayer de mettre de côté tous nos a priori, y compris ceux liés aux paradigmes scientifiques contemporains, pour examiner les affirmations en nous prémunissant du dogmatisme. La suspension est temporaire, puisque le sceptique scientifique, à l’aide de ses méthodes critiques, a pour objectif d’obtenir une connaissance fiable (qu’il conçoit donc comme possible).
Le 1er avril, jour que des sceptiques appellent la « fête de l’esprit critique », de l’année 2020, soit en période pandémique marquée par les controverses médicales, les personnalités sceptiques francophones Thomas Durand (docteur en biologie reconverti vidéaste zététique), Nathan Uyttendaele (statisticien et vulgarisateur), Samuel Buisseret (complotiste déconverti, vidéaste) et Richard Monvoisin (docteur en didactique des sciences tenant un enseignement « zététique & autodéfense intellectuelle », ancien élève d’Henri Broch) se sont réunis en visioconférence retransmise sur YouTube et sur le thème de « La suspension du jugement ».
Pour Thomas Durand la première étape de la démarche scientifique comme de la pensée méthodique serait le scepticisme a priori sur les faits : avant de croire on s’assure qu’il y a de bonnes raisons de croire. Le scepticisme aurait pour but de contrecarrer les mécanismes de remport d’adhésion (un terme popularisé par Richard Monvoisin pour distinguer la croyance en tant que supposée connaissance de la croyance en tant qu’acte de foi) qui fonctionnent trop vite pour qu’on réalise tout ce qui nous influence. L’objet de la « pensée critique » serait donc de ralentir nos raisonnements pour avoir le temps de nous questionner. D’après lui, suspendre son jugement et assumer de ne pas avoir d’opinion demanderait parfois du courage, particulièrement quand on nous réclame de nous associer à un camps et que la visibilité du vidéaste implique la pression d’un public en quête de réponses. D’autant que Nathan Uyttendaele approuve que ce serait un job à plein temps de répondre à toutes les questions qu’il reçoit. La suspension du jugement n’est en tout cas que rarement une fin en soi : le sceptique scientifique peut ne pas avoir de jugement ou affirmer son jugement tout en acceptant que celui-ci est révisable. La suspension du jugement pourrait aussi être un choix délibéré quand l’on jugerait préférable de faire confiance aux experts plutôt que de par exemple nous inquiéter en essayant de nous renseigner de nous-même via internet sur notre état de santé. Aussi, Durand pense que les médias jouent un rôle dans la capacité du public à suspendre son jugement : dans le cadre de la crise sanitaire il aurait fallu rendre visibles les alternatives à la chloroquine plutôt que de polariser les positions à son sujet. Il rapporte que la capacité à suspendre son jugement lui aurait apporté une certaine tranquillité d’esprit depuis qu’il a réalisé que ne pas être capable de donner un avis sur un sujet n’était pas un défaut mais que ce serait au contraire une force d’être capable d’écouter les autres. Également, quand le sceptique donne son avis, le problème n’est pas s’il se trompe mais s’il n’est pas capable de se corriger. Il finit la conférence sur une note pessimiste : pour ne pas suspendre notre jugement, à moins d’aborder un avis arbitraire, nous avons besoin de faire confiance à une chose ou une autre (par exemple, un expert ou une institution, quand nous ne disposons par nous-même d’une expertise sur un sujet), or Durand a le sentiment que nous sommes dans une société où il serait devenu difficile de faire confiance.
Richard Monvoisin rapporte qu’il vante dans ses cours la suspension du jugement face à l’« effet bof » (nom donné par Henri Broch au paralogisme de juste milieu, particulièrement dans le cadre médiatique où l’on parle de « faux équilibre »). Mieux vaut assumer ne pas savoir que de se laisser accorder autant de valeur potentielle à deux opinions contradictoires que nous ne sommes pas en mesure de juger. Il essaie de donner le moins possible son avis même si cela est parfois dur face aux requêtes récurrentes des étudiants. Mais il mentionne l’existence de situations d’urgence qui sont difficiles car où il faut trancher rapidement. Il rapporte l’histoire des sismologues italiens jugés à plusieurs années de prison pour avoir sous-évalué un risque (alors qu’ils ne sont pas responsables des séismes, qui sont difficiles à prévoir) : dans un tel climat, si les scientifiques se mettent à dire qu’ils suspendent leur jugement pour ne pas se faire critiquer quoi qu’ils fassent (comme c’est déjà le cas des décideurs politiques), comment se prendront les décisions ? Sur le plan personnel, Monvoisin indique avoir la chance contrairement à la majorité des individus de pouvoir se tourner vers ses contacts experts de différents sujets pour pouvoir leur demander leur avis : c’est une manière de cesser de simplement suspendre son jugement. Néanmoins, ce ne serait pas toujours facile de trouver des autorités notamment médicales sans lien d’intérêt. Quand une société savante est composée d’individus avec des liens d’intérêts, le public s’en méfie donc ne va pas la consulter. Par ailleurs, la suspension du jugement résulte souvent du simple fait qu’il est trop long de parcourir soi-même l’ensemble de la littérature sur un sujet. En conséquence, du point de vue ontologique Monvoisin suspend son jugement, et en pratique, s’il n’a pas de raison de penser avoir besoin d’une croyance dans son rapport au monde, s’il n’a pas de raison de penser qu’une chose (comme un phénomène psi) existe, alors il ne s’en sert pas, mais il ne proclame pas qu’elle n’existe pas. Sa solution aux écueils du jugement, ou à la nécessité de le suspendre, est la mise en place d’expertises collectives comme celle du GIEC. Pour finir, Richard explique que même quand nous ne suspendons par notre jugement nous pouvons choisir de suspendre notre parole, notamment par empathie dans une situation où l’expression de notre jugement critique n’apporterait rien : extérieurement le jugement est suspendu sans qu’intérieurement il doive l’être.
Samuel Buisseret ne saurait définir la suspension du jugement : pour lui le jugement est (ou doit être) toujours partiellement suspendu, puisqu’on ne pourrait jamais être certain. Peu importe la définition de la suspension du jugement, ce qui compte pour lui est l’hygiène de vie consistant à toujours être prêt à remettre en question ce que l’on pense et ce que l’on entend. Savoir dire qu’on ne sait pas est une bonne chose. Néanmoins il serait selon lui souvent reproché aux « zététiciens » de décider arbitrairement quand il convient ou non de se méfier. Pour Buisseret, il s’agit aussi, quand on lui demande ce qu’il pense d’un sujet, d’essayer de se désintéresser de la conclusion vers laquelle il tend pour pouvoir demander à son interlocuteur sa meilleure raison de croire à sa position. La suspension du jugement est alors un outil mis au service de la méthode de « l’entretien épistémique » (en anglais on parle plus souvent de la street epistemology), qui nécessite cependant de pouvoir y consacrer du temps. Il se rend compte et se réjouit que systématiquement, alors qu’il pensait connaitre une croyance, il se faisait en fait une très mauvaise idée de sa structure et des raisons pour lesquelles des gens y croient. La suspension du jugement sert dans ce cas à nous éviter de considérer les autres ridicules en ne cherchant qu’à confirmer comment nous croyons à tort que les croyants (que ce soit religieux ou en la Terre plate) pensent. Quand Thomas Durand demande si nous pouvons penser sans préjugé, Samuel Buisseret répond que même les documentaires ne sont pas neutres, et Richard Monvoisin exprime qu’il convient de prendre conscience de nos préjugés. Buisseret déplore que dans leur besoin de réponses les gens veuillent du blanc et du noir, et n’aiment pas qu’on les invite à suspendre leur jugement. Pour lui, si c’est important, la suspension du jugement n’apporte pour autant clairement pas l’ataraxie : il ressent la suspension comme un inconfort car il doit constamment garder à l’esprit de ne pas se laisser tenter.
Pour finir, Nathan Uyttendaele rapporte sa façon de penser à son fréquentisme de statisticien : il commence par déterminer la meilleure hypothèse nulle, celle qui est la plus « prosaïque », la moins extraordinaire, comme l’inefficacité d’un traitement expérimental, et campe dessus jusqu’à recevoir des données suffisamment convaincantes pour l’envoyer balader. C’est là une position pratique : faute de preuve (de données) on avance dans notre vie en considérant qu’une chose n’existe pas même quand d’un point de vue plus purement philosophique on suspend notre jugement. Par ailleurs suspendre notre jugement ne signifie pas qu’on ne fait rien : par exemple même sans se former de jugement médical on prend soin comme on peut de ceux qu’on aime. Uyttendaele met donc en garde face au faux dilemme supposant qu’il faudrait forcément exprimer un jugement pour agir. Il se demande comment faire quand deux experts apparemment qualifiés sont en désaccord, même si l’argument d’autorité de l’expert n’est de toute façon jamais une réponse finale, et regrette que ce soit mal vu de changer d’avis. Quant à savoir si nous pouvons suspendre notre jugement en situation d’urgence, Uyttendaele pense que la prise de décision en situation de crise ou de stress est en soi un domaine d’expertise qui n’est pas celui des sceptiques : tout ce qu’il peut conseiller est d’essayer d’extrapoler le moins possible au-delà des faits bruts (peut-être peut-on parler ici de constater sans juger).
La triade Isosthénéia / Epokè / Ataraxia semble ainsi absente des considérations des sceptiques scientifiques. Leur suspension du jugement est une marque d’humilité épistémique qui admet pour autant clairement la possibilité de la connaissance. De fait la suspension, qu’on peut dire temporaire comme chez Merton, du jugement, peut devenir un outil mis au service du développement des connaissances, pour nous éviter de rester enchainer dans nos croyances personnelles ou dans les dogmes et paradigmes en vigueur. Si les sceptiques scientifiques n’ont pas forcément une conception claire de leur « suspension du jugement », ils partagent la volonté de ne pas rester bloquer sur des a priori, et de reconnaitre quand ils n’ont pas les connaissances nécessaires à exprimer une opinion. En partant du principe qu’ils peuvent connaitre, ils se demandent comment procéder au mieux, en se méfiant des erreurs qu’ils pourraient commettre : en comparaison aux sceptiques antiques, ils se préoccupent davantage des raccourcis de leurs cognitions que de la valeur de leurs perceptions. Une opinion n’a pas forcément à être blanche ou noire et le sceptique scientifique, plutôt que de suspendre son jugement, peut penser de manière probabiliste (ce que certains francophones contemporains qualifient, peut-être maladroitement, de manière bayésienne).
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Pour résumer : La suspension du jugement a progressivement perdu sa nature et sa place au sein de la triade Isosthénéia / Epokè / Ataraxia. Le sceptique philosophique admettait que faute de certitude des sens et de la raison il ne pouvait connaitre et il en venait à douter. Le nouveau sceptique, plus scientifique que philosophe, considère ne pas avoir besoin d’être dépourvu de doute pour connaitre et estimer les choses plus ou moins probables. Il s’attarde peu à conceptualiser la suspension du jugement, mais il lui parait important de reconnaitre quand il ne sait pas, et de se garder alors d’exprimer une opinion. À la manière du scientifique décrit par Merton, le nouveau sceptique peut donc mettre en place une suspension – temporaire – du jugement, et devrait toujours être prêt à revoir ses jugements. Si la suspension du nouveau sceptique, plus outil cognitif que philosophie de vie, plus étape qu’aboutissement de l’enquête, est ainsi très différente de celle du pyrrhonien, les philosophes avaient pensé des conceptions plus modernes du scepticisme avant que les sceptiques scientifiques n’en reprennent les termes. Car les constats et les nécessités pratiques semblent parfois incompatibles avec la suspension pyrrhonienne du jugement.
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Le scepticisme scientifique est-il lié à la philosophie ?
« Qu’ont de sceptique les mouvements de scepticisme scientifique ? » est une question à laquelle ma recherche souhaitait suggérer une réponse à l’aide des éléments mis en lumière dans mon mémoire et donc sur ce site internet.
Note : Les paragraphes suivant sont tirés de la première partie de la conclusion de mon mémoire, ils sont ainsi pensés pour des lecteurs ayant déjà parcouru celui-ci ou donc le reste de mon site internet.
Les philosophies sceptiques découlent de l’Antiquité, où elles étaient déjà variables entre les écoles et au sein de l’héritage pyrrhonien. Elles sont à la fois philosophie de vie, de la connaissance, et opposition au dogmatisme. En ayant une approche critique du scepticisme, Descartes puis Hume lèguent finalement derrière eux leurs propres versions d’une philosophie sceptique, laissant plus ou moins de place à la raison ou à l’expérience. Le scepticisme de Russel accepte la possibilité scientifique de la connaissance et défend un objectif moral. Déterminer ce qu’est la connaissance et dans quelle mesure nous pouvons l’atteindre est un enjeu important de la philosophie.
Le sceptique scientifique demande, pour accepter des affirmations comme des connaissances, qu’elles soient soutenues par des preuves empiriques, dans une démarche qui se réclame de la pensée critique et de la méthode scientifique. Si le sceptique scientifique doit éviter tout dogmatisme et être prudent envers ses propres croyances, sa démarche de doute est un outil provisoire pour s’assurer de la véracité ou non des croyances. Il ne doit pas nier la possibilité de connaitre mais examiner l’état des connaissances sans à priori et sans rejeter quelconque résultat obtenu via une démarche scientifique. Le sceptique ne rejette ainsi pas ce qui lui est étrange sans prendre le temps de l’investiguer. En mettant l’accent sur la méthode et en se réclamant d’un rationalisme, le sceptique scientifique peut élargir son cadre d’examen au-delà des sujets purement scientifiques. Il est d’ailleurs régulièrement poussé par un objectif sociétal. Le sceptique scientifique ne questionne donc pas la possibilité de connaitre : sa réflexion commence en admettant cette possibilité. Il doit néanmoins parfois admettre qu’il ne sait pas, ou se tourner vers des raisonnements probabilistes.
La plupart des sceptiques scientifiques contemporains ne développent pas par écrit leur philosophie, voire ne se questionnent que peu sur celle-ci. Le sceptique scientifique ne s’oppose pas tant au dogmatisme qu’à ce qu’il considère être de la désinformation. Si le sceptique scientifique reprend les termes antiques : « zététique », « doute », « suspension du jugement », et croit parfois être héritier de la philosophie pyrrhonienne, le sens qu’il donne à ces termes s’avère en fait très différent du rôle qu’ils occupaient dans l’Antiquité, et l’ataraxie est absente des considérations du sceptique scientifique.
En effet, si Paul Kurtz, fondateur du mouvement skeptic aux États-Unis avec ce qu’il nomma le nouveau scepticisme ou l’enquête sceptique, était lui-même philosophe, son commentaire des scepticismes l’ayant précédé servait principalement à les critiquer, et il leur préférait l’apport de la philosophie bien plus récente des pragmatistes. Néanmoins, tous les scepticismes philosophiques ne se valent pas et les conceptions du scepticisme s’étaient déjà grandement diversifiées au cours de l’histoire philosophique. Bertrand Russel, au début du 20ème siècle, tenait à se distinguer du pyrrhonisme, et exprimait déjà une philosophie sceptique impliquant de faire confiance aux scientifiques. Ironiquement, contrairement à Kurtz, Russel était lui très critique des pragmatistes, mais il partageait quand même certainement une partie de sa philosophie avec Kurtz.
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Pour résumer : La réutilisation de termes pyrrhoniens n’implique pas d’en avoir hérité leur sens. Si le sceptique scientifique s’intéresse parfois à l’épistémologie, il assume la possibilité de connaitre et met en avant l’expérimentation scientifique, d’une manière qui n’entretient guère de lien avec la philosophie sceptique dont il n’est pas historiquement héritier. S’il peut rester porteur d’une philosophie plus ou moins personnelle, le sceptique scientifique ne saurait généralement vraiment la décrire et désigner correctement ses inspirations. C’est pourquoi, quand bien même plusieurs philosophes participent au mouvement sceptique, à celui qui demande si le scepticisme scientifique est lié au scepticisme en philosophie, mieux vaut répondre : « Non. ».
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| Sceptique | « Sceptique scientifique » |
| Questionne la possibilité de connaitre | Admet qu’il peut connaitre |
| Se méfie de ses perceptions | Se méfie de ses « biais cognitifs » |
| Souhaite l’ataraxie | Souhaite la connaissance |
| Rejette tout dogmatisme | Milite contre la pseudoscience |
| Suspend son jugement | Suspend temporairement son jugement (?), établi des degrés de certitude (?). |
En savoir plus
Sources primaires sceptiques
Descartes, R. (2012). Règles pour la direction de l’esprit (J. Sirven, Trad.). Librairie Philosophique J.Vrin. (Édition originale, 1628).
Hume, D. (2006). Enquête sur l’entendement humain (A. Leroy, Trad.). Flammarion. (Édition originale, 1748).
Michel, M. (1588). Les Essais. Abel l’Angelier.
Russell, B. (2004). Sceptical essays. Routledge. (Édition originale, 1928).
Sextus Empiricus. (1997). Esquisses pyrrhoniennes (P. Pellegrin, Trad.). Éditions du Seuil. (Édition originale, IIIe siècle)
Source secondaire sur le scepticisme antique
Vázquez, D. (2019). The systematic use of the five modes for the suspension of judgment. Manuscrito, 42(3), 47‑85. https://doi.org/10.1590/0100-6045.2019.v42n3.dv
Sources primaires sceptiques scientifiques
Broch, H. (2019). La zététique ou l’art du doute. Tangente, 187. https://www.afis.org/La-zetetique-ou-l-art-du-doute
Bunker D. (2015, 7 septembre). “Je suis un sceptique.” Bunker D. https://www.bunkerd.fr/je-suis-un-sceptique/
Kurtz, P. (1992). The new skepticism : Inquiry and reliable knowledge. Prometheus Books.
La Tronche en Biais. (2020, 1 avril). La suspension du jugement (Conjuration Open Source #4). https://www.youtube.com/watch?v=r_0sFcRDkAE
Merton, R. K. (1942). Science and technology in a democratic order. Journal of legal and political sociology, 1(1), 115-126.
Ré-édité dans :
Merton, R. K. (1973). The Normative Structure of Science. Dans The Sociology of Science : Theoretical and Empirical Investigations (p. 267‑278). University of Chicago Press.
Truzzi, M. (1987). On Pseudo-Skepticism. Zetetic Scholar, 12/13, 3‑4.
Et de nombreuses sources à retrouver sur les autres articles de ce site 🙂